Jim Harrison, entre légende et vérité

Les journaux en parlent ; on l’a vu à la télévision, on le voit ‘en ville’ et toute la France en raffole, dit-on. Pourquoi ? Un ‘ogre’, un ‘sauvage’, mais cultivé, sensible, d’une sorte de romantisme de la nature bien renié chez nous, mais encore fascinant, un représentant plutôt réussi d’un new age bien fallacieux pour nos élites ; un homme très cultivé qui semble vraiment animé d’une rusticité de bon aloi, voire même d’une authentique sauvagerie pas seulement littéraire… Il écrivait en 2005 cette note à propos de Traces qui fait partie de son livre L’été où il faillit mourir (Bourgois 06, p 321 et suiv.) et j’en propose une lecture abrégée pour faire vraiment connaissance :

Je crois qu’une trentaine d’années se sont écoulées depuis le jour où j’ai lu que le fondement de notre esprit est l’être tel qu’il est… S’agit-il de ce que nous sommes essentiellement ? Pourquoi ai-je eu autant de mal à accepter cette affirmation ? Entre-t-elle en conflit avec mes perpétuels efforts pour me « cultiver » au contact des meilleures créations de la littérature et de l’art, et de mes efforts moindres dans les domaines de la botanique, de l’histoire et de la biologie, sans parler de la philosophie et de la théologie qui réussissent davantage à remuer la marmite qu’à en éclaircir le contenu ? (…)

En tant que romancier et poète, j’ai souvent pensé que je transportais avec moi une fenêtre afin de regarder ce que je souhaitais regarder, que ma vocation consistait à devenir cette fenêtre pour proposer une vision peut-être unique et esthétiquement agréable, quelle que soit l’horreur du paysage humain.

Le fondement de notre esprit, dans son sens le plus profond, est l’être tel qu’il est. Je suis assez âgé pour ne pas craindre de paraître naïf… La nature absolument hasardeuse et accidentelle de l’existence me sidère… toutes ces coïncidences peuvent faire le lit de la démence ou d’un plus grand mystère, comme si le coup de ciseaux qui tranche le cordon ombilical nous propulsait dans un voyage à travers le chaos… Nous naissons nus, et que sont ces centaines de couches de vêtements que nous endossons ensuite ?

 Avec l’âge, on est libre de retouver une certaine légèreté qui n’est pas sans évoquer celle de l’enfance…

Tous les sens humains s’accordent à privilégier la sécurité de l’habitude. Tel est le fondement spirituel de ce que vous souhaitez que la vie soit, plutôt que l’être tel qu’il est. Il y a quelques années, je me suis enthousiasmé pour une discipline relativement nouvelle… laquelle, résumée en une formule absurdement lapidaire, s’intéresse aux raisons qui nous poussent à être à l’endroit où nous sommes dans ce monde. Avec l’âge la ‘fenêtre’ perd de l’intérêt dans son être de ‘fenêtre’. Le traqueur s’oublie au profit de sa proie, des caprices de l’existence… Depuis l’enfance j’aime parler avec les personnes très âgées qui ne se font jamais prier pour me dire que la vie passe comme un rêve. Un rêve est-il une fiction ou bien la « réalité », ce mot malheureux et tout cabossé, une proie que nous nous croyons tenus de traquer, quitte à trébucher au cours de notre poursuite.

Ces lignes n’énoncent aucune certitude, aucune qui se rapporte à une transcendance. L‘être tel qu’il est ? ce serait l’ici maintenant d’un accord parfait entre mes sens et le sentiment total d’exister sans aucun partage de valeurs antinomiques, une acceptation si totale et généreuse du présent que la réalité s’en trouve magnifiée par cet amour et que le bonheur soit ainsi rendu possible. Au cours de l’émission de télévision « La grande librairie » (1), c’est sa gravité que j’ai observée, sa prudence, le soin mis à effacer les légendes douteuses fabriquées autour de son nom et de son oeuvre. J’entendais s’exprimer une perplexité philosophique, la critique impitoyable de tout prêt-à-penser, un ‘épicurisme’ authentique, philosophie sceptique et consentement à ce qui est en une jouissance simple et sans complexe : en réalité, ni sensiblerie, ni afféterie salonarde. Si la nature est un lieu de beauté et de cruauté, elle est la parfaite illustration des contradictions de la vie qui invalident au fond la croyance en une providence, a fortiori l’existence d’un dieu personnel… Une souffrance donc, liée pourtant à un enthousiasme, une liberté de désir et d’amour, et finalement une foi. En vérité, ‘cela’ en soi qui dicte que la vie est bonne, riche de sens mais sans mesure avec ce que nous dictent la peur et l’avidité inspirées par l’habitude de jouir, répétitivement, paresseusement, avec des ‘raisons’ pour cela, les autorisations accordées par la religion, la science, les convenances, les préjugés, toutes sortes de calculs.

(1) Il y était invité à l’occasion de la parution de son nouveau livre en France : Une odyssée américaine, chez Flammarion cette fois. Jim Harrison s’est surtout défendu de cette identification qu’on veut lui imposer avec ses personnages de roman, même s’il y a ressemblance, évidemment, et si tant d’aventures romanesques sont manifestement des expériences personnelles.