L’art qui nous fait signe(s) – 12 – Rencontres d’octobre, relectures

Comme je l’ai confié précédemment, je me trouve engagé dans un nouveau travail de composition, à vrai dire une nouvelle perspective d’exposition de l’ensemble des recherches et des réflexions que j’ai publiées dans ce blog depuis 2009. D’une part cela oriente de nouvelles lectures, des relectures, et cela favorise, comme par le passé et suivant le même élan, de constantes rencontres et des enseignements neufs, des confirmations du moins de tout ce qui s’était appris auparavant. Je voudrais parler ce mois-ci d’une relecture. En travaillant sur le thème de la conscience, j’ai été amené à me reposer les mêmes questions – chacun de mes lecteurs les connaît bien aujourd’hui – celle de l’identité personnelle, de quoi elle est faite, de quelle substance, de quelle origine et pour quelle destination, et celle de la création, le surgissement incontestable qu’il y a bien quelque chose plutôt que rien, en même temps que j’en suis l’agent, l’épicentre, et probablement responsable. Je n’aurais donc aucun mal à confesser ici ma relecture de Michel Henry, pour moi finalement le seul philosophe incontournable de notre histoire de pensée contemporaine, et à travers un point de vue qui m’a été progressivement imposé par la lecture conjointe de Rolf Kühn, celle de l’existence esthétique. Incroyablement, et je sais à quel point il me sera difficile d’exposer mon sentiment personnel, cette perspective si radicalement originale se confond avec celle d’une gnose contemporaine, je veux dire ici les intuitions d’un Stephen Jourdain.

1/ Résultat de cette investigation mensuelle, je rappellerai ceci, qui est devenu mon ‘fil rouge’ : que la ‘phénoménologie matérielle’ n’est rien d’autre que le dévoilement du sujet absolu et de sa vie immanente, du précédent absolu de tout ce qui existe comme je l’ai souvent écrit. Elle a pour tâche de reconnaître partout où la vie déploie sa force d’exister, le partage qu’elle institue entre son intérieur et les idéalités transcendantes qui lui sont données et ne sont rien sans elle. C’est bien le thème des deux créations de Stephen Jourdain, conceptualisé de façon magistrale dans ces lignes de la Phénoménologie matérielle de Michel Henry (PUF 1990 , page 26) : « Tout ce qui est donné nous est donné en quelque sorte deux fois. La première donation est mystérieuse… elle est une certaine donation et un certain donné, de telle façon que, ici, c’est le mode de donation, qui est lui-même le donné, que l’affectivité est identiquement le mode de donation de l’impression et son contenu impressionnel – le transcendantal en un sens radical et autonome. Et puis ce premier donné, toujours déjà donné et présupposé, est donné une seconde fois dans l’intentionnalité et par elle, comme une chose transcendante et irréelle, comme son ‘vis à vis’. La phénoménologie ‘transcendantale’, c’est-à-dire intentionnelle, s’épuise dans la description de cette seconde donation, dans l’analyse de ses modes essentiels, des divers types de noèses et de noèmes qui leur correspondent. Mais elle a laissé de côté ce qu’elle présuppose constamment, la première donation, la donation sensible de la vie subjective à elle-même dans l’auto-affection. » Comment le répéter, le souligner, et par quels mots. Michel Henry, jusqu’en ses dernières années, ses derniers entretiens, insistera sur ce point capital. Dans Auto-donation (Prétentaine 2002 pp 150/151) : « … ce que j’appelle la Vie, c’est-à-dire une révélation qui n’est pas la révélation de quelque chose d’autre, qui ne nous ouvre pas à une extériorité, mais qui nous ouvre à elle-même… (soit) une philosophie de la vie qui est une auto-affection – terme fondamental pour moi – c’est-à-dire qui est une affection non par le monde mais par soi-même… » Dans cet entretien de 1996, quand on lui demandait ce qu’était pour lui la vérité, Michel Henry répondait : « La révélation de la réalité intérieure qui prend, au creux des êtres, une forme affective et absolument personnelle… » (page 175) J’ajouterai cette conclusion du chapitre si essentiel de la Phénoménologie matérielle (page 148) : « … l’impression ou pour mieux dire l’impressionnalité constitue la conscience elle-même, à savoir la phénoménalité pure comme telle, la matière et la substance phénoménologique dont elle est faite, et ainsi la phénoménalité originelle de tous les phénomènes… rien de ce qui est – et pour pouvoir être justement – se donne autrement ou ailleurs que là où l’Ek-stase se donne originellement à elle-même, à savoir dans le pathos de son auto-impression et dans son impressionnalité. » Toutes les thèses de Rolf Kühn sur l’existence esthétique se développent à partir de cette révélation philosophique. Je ne m’y étends pas aujourd’hui.

2/ Par contre, puisque c’est le chapitre de la signification propre, essentielle, de l’art qui s’est ouvert, je mentionnerai (et c’est la première fois dans ce blog) le nom de Braque à l’occasion de la grande rétrospective qui est lui est consacrée au Grand Palais à Paris, jusqu’en janvier 2014. Je veux d’abord dire ce que j’ai sur le coeur, mon indignation provoquée par l’éclipse injustifiable d’une personnalité et d’une oeuvre aussi exceptionnelles depuis la disparition du peintre en 1963. Sa reconnaissance officielle, alors, marquée par des funérailles nationales au Louvre et un fameux discours d’André Malraux y sont pour beaucoup… Mais aussi la célébrité au parfum de scandale de son compagnon des tout débuts, Picasso, un autre tempérament, et une oeuvre contrastée, tellement plus dans le goût des contemporains avides de toute forme d’excès plus que d’authentique originalité. Je n’insiste pas. Mais sur l’amitié liant Braque à Picasso, qui a duré une vie entière, on trouvera de précieuses mises au point dans le récent livre d’Alex Danchev publié par Hazan (Georges Braque, le défi silencieux) Je suis revenu à Braque avec ce sentiment-là, éprouvé une nouvelle fois : poésie ! Comparez simplement, si vous en avez les moyens matériels, le cubisme de Braque et celui de Picasso, ou même celui de Gris, d’Ozenfant, et vous apprenez ce qu’est réellement un geste de création authentiquement poétique : livrez-vous à cet exercice bien plus instructif que l’examen des multiples facettes du ‘fauvisme’ de nos jeunes enragés du début du siècle. Cette poésie plus évidente chez Braque, c’est une élégance de la composition d’ensemble, de transparence et de douceur à la fois, et qui tempère le propos révolutionnaire sans l’édulcorer. Poésie ! Cité par Alex Danchev (page 139), c’est un prince de la poésie qui le proclame, Pierre Reverdy : « Ce qu’il a Braque, Braque, c’est la poésie ! » Et ce sera effectivement un point de rupture avec un Picasso, et même avec Breton qui lui reprochait sa célèbre formule, j’aime la règle qui corrige l’émotion – il avait dit aussi j’aime l’émotion qui corrige la règle, n’oublions pas -quand Breton prétendait nier toute règle !!!  Reverdy, toujours cité par Danchev, aurait même ajouté – ce qui nous rapproche beaucoup de ce que j’ai écrit plus haut – « Regardez, la cruche, ou le verre, ou le fruit qui passe inaperçu, là est Braque ! Braque incarne Braque. Il y a une cohérence inaliénable, une cohérence que l’on ne peut falsifier ou fabriquer entre le peintre et son oeuvre. La matière prend la marque de l’homme. Le travailleur et la chose travaillée se rejoignent. » C’est dans l’unicité d’une expérience incomparable, de ce poète-là, que la sensation animée de la valeur infinie se trouve traduite, sans influence d’école, sans virtuosité calculée : le monde et soi-même « se rejoignent » pour le même témoignage et la même célébration de Vie. Dans un autre livre récent : Georges Braque, l’espace réinventé ; recueil d’articles publié par les éditions Prisma, on trouvera les précieux textes publiés par Jean Paulhan (Braque le patron, version de 1952) et Carl Einstein (son Georges Braque de 1934) Mais Braque ne réinventait rien, ou peut-être la peinture : plutôt il créait, c’est-à-dire qu’il trouvait la parole inédite qui désigne le réel que je vois – ni reproduction ni même peut-être imagination – un instant où l’éternité se fige en une figure singulière. Je serais injuste si je ne mentionnais pas aussi le catalogue de l’exposition, un produit des éditions de la RMN, avec comme toujours des articles passionnants qui contribueront à renouveler le regard sur l’ensemble de la création picturale du maître de Varengeville.

3/ Le mois passé, j’avais attiré l’attention de mes lecteurs sur la publication de la nouvelle édition de l’intégrale des sonates de Beethoven par Abdel Rahman El Bacha (Mirare). Ce mois-ci c’est François-Frédéric Guy qui s’y frotte, ce qui est tout de même incroyable, un pareil exploit (dix cd, à un prix même légèrement inférieur chez Zig-Zag Territoires !) Mais ce que je veux dire aujourd’hui c’est que j’ai trouvé cet étrange commentaire sur la Toile à propos des enregistrement d’El Bacha – commentaire qui rejoint un peu l’impression que j’avais signalée précédemment : « Ce très grand artiste livre une version très déroutante. C’est constamment méditatif, très intériorisé, très concentré, mais il manque pour le coup le caractère violent, explosif, tourmenté de Beethoven, le rythme parfois déchainé.. Pour le dire autrement, c’est une lecture « adagio » alors qu’il y a aussi de l’orage dans Beethoven… » Alors j’ai tout de suite voulu comparer avec l’intégrale Brendel des années 70, elle-même rééditée en 2011. J’ai pris l’exemple de la Boîteuse que j’adore, et quelle différence en effet ! Ici un tempérament vif, des élans qui s’emportent, et chez El Bacha une mesure et une retenue comme je l’ai dit, un tout autre ‘climax’ ! Qui préférer ? Et justement pas ! On compare, si l’on aime ça, mais on ne préfère pas ! Beethoven, je m’en aperçois bien, se prête à ces divergences d’interprétation. La richesse de son génie, sa profusion l’autorise. Je le rappelle toujours : c’est une musique qu’il souhaitait « aller du coeur au coeur » mais cette valeur-là se module d’un coeur à un autre sans rien perdre de sa spiritualité, de sa lumière, de son pouvoir de révélation. C’est ainsi, et c’est bien ainsi !

4/ L’éditeur d’Ann Loubert (L’Atelier contemporain, que je citais le mois dernier) vient de me faire parvenir une récente publication de poèmes de Jacques Moulin, A vol d’oiseaux, avec précisément des illustrations d’Ann Loubert. C’est une merveilleuse – et pourquoi ne pas dire ‘ravissante’ si l’on n’a pas perdu le goût des mots – rencontre de dessins et de mots célébrant le mystère des oiseaux. Aujourd’hui aussi, puisque c’est dans mon sujet, je me souviens de Braque illustrant les oiseaux de Saint-John Perse… Le mystère des oiseaux, c’est un chant, une légèreté aérienne qui franchit les espaces, transperce le ciel à la manière d’une ‘dague’ (ça, c’est Reverdy, qui avait initialement inspiré Braque !) une fusion d’éléments qui prennent substance les uns des autres par les frissons, à peine, de leurs mouvements d’aile pourtant si perceptibles. Et un style haïku pour traduire la vivacité, la vérité emprisonnée par rien, de l’oiseau qui nous appelle et qui passe : « La grive porte à son bec / tout un hiver qui givre / Une perle de gui / suinte à sa joue » Et de page en page, ces flèches d’encre, esquisses à peine qui accompagnent l’envol des oiseaux. Enchanteur !

5/ J’ajouterai ceci pour finir. Les éditions Almora viennent de publier leur nouveau Guide la spiritualité (2013) J’ai la faveur d’y être cité ainsi que l’adresse de mon blog. Je ne dirai rien de moi – les mille pages de mon blog y suffisent – mais je m’étonne de trouver côte à côte bien des noms de personnes qui ne s’estiment guère… C’est qu’il y a une spiritualité d’établissement, comme il y a une philosophie libre ( librement comparative, en l’occurence la mienne…) et une philosophie confinée dans l’université, engluée dans ses préjugés. Mais tout de même, me trouver en compagnie de Roger-Pol Droit, André Comte-Sponville (j’avais évoqué leur querelle, l’un traitant l’autre de ‘piêtre philosophe’ dans le Monde) et Michel Onfray (lui ici, ma chère !?), cela me fait sourire. C’est beaucoup de courage de la part des auteurs qui ont effectué un gros travail d’assemblage des travaux et des noms, puisant à la fois dans toutes les traditions et n’oubliant aucun des mouvements, même très marginaux, qui illustrent cette ‘spiritualité contemporaine’. Mais pourquoi alors n’avoir consacré aucun article à Stephen Jourdain, pourtant mentionné dans quatre notes (Hulin, Quaranta, Farcet et moi-même), mentionné dans l’index et absent des articles !? Et fallait-il dire « qu’il est une des figures les plus importantes du mouvement de la non-dualité  » appelé par ailleurs, c’est presque une blague, ‘néo-vedanta’ ? J’ai prouvé le contraire… et il suffit de le lire scrupuleusement. Tâche hardie et périlleuse dont il convient néanmoins de féliciter les auteurs (David Dubois et Serge Durand, l’un et l’autre philosophes patentés, ça rassure !)