‘Auto-affection’ : encore ajouter…

Je n’ose plus dire ‘insister’. Sitôt publié mon article de samedi dernier, des remarques me sont parvenues qui traduisaient une fois de plus la surprise provoquée par l’insistance apportée par Rolf Kühn à la notion de ‘passibilité’, elle-même si capitale chez Michel Henry qui en hérite, n’oublions pas, de Descartes, d’Augustin, du pseudo-Denis, une longue tradition de la Tradition en effet… Mais voilà, nous avons quitté le sens commun et même cette logique philosophique qui imprègne si fortement son discours. Cette ‘passibilité’ qui se dit aussi, parfois plus précisément, ‘transpassibilité’ est le lieu originaire de l’action véritable, la source même du besoin, où le Mouvement jaillit du Repos comme sa manifestation même, la genèse d’une création. Cette création comprend deux acteurs égaux dans le mouvement de son effectuation, le Père et le Fils, comme l’a bien vu Eckhart, mais dans une égalité qui ne comprend pas la volonté personnelle du Fils en tant qu’acteur indépendant, libre de sa guise. Il y a un ordre ou si l’on préfère une préséance, plus précisément encore : ma liberté, bien réelle, ne m’autorise pas à opérer suivant ma fantaisie – se rappeler ici d’une étymologie qui rapproche de fantasme -. Je dirais volontiers que c’est aujourd’hui la question écologique, qui n’est pas uniquement celle de l’environnement, mais bien celle de la confrontation d’une morale totale à la cupidité effrénée des hommes. C’est tout le problème éthique, infiniment délicat lorsqu’il est abordé de ce point de vue… Et je l’ai écrit à un ami lecteur : la plus haute responsabilité morale d’un personnalisme consiste à se démarquer d’un individualisme, même si l’on peut jouer sur les termes en les inversant : ‘personne’ pour dire qui porte un masque et ‘individu’ pour désigner celui qui ne se divise pas. On peut consulter sur ce point les ouvrages d’Emmanuel Mounier ou Georges Bastide, malheureusement bien passés de mode. Mais je maintiens, je le crois toujours : la vérité commande, et seule, et assez clairement pour nous guider en toute circonstance. Et c’est à cette métanoïa qu’il faut travailler.

Je reviens à l’auto-affection donc, cette précision qu’il faut ajouter, comme s’il fallait chaque jour reconstruire un château de sable chaque jour ruiné par la marée ; indifférence et oubli, cet abrutissement général dû à notre sidération des choses et de leur terrible logique matérielle. Et précisément, comme je relis avec cet esprit-là, chaque jour le gros volume publié aux Presses de l’UCL en Belgique, La vie et les vivants, (Re-)lire Michel Henry – et je m’en agace aussi, toutes ces répétitions en d’infinis commentaires ! – je trouve une ‘mise à jour’ fort utile concernant ce concept d’auto-affection sous la plume de Michaël Staudigl (page 489 et suivantes) :  « L’auto-affection en tant que mode de l’auto-révélation de la vie n’est pas une affection de la conscience par une chose étrangère, extérieure, mais une affection par soi-même, l’auto-affection de la vie, qui s’auto-révèle dans son sentir. Or, si l’auto-révélation affective de la vie est une condition insurmontable de l’intentionnalité et donc de tout ‘être-au-monde’, alors le ‘contenu impressionnel’ du monde ne doit plus rien à une ‘donation de sens intentionnelle’, mais – voici la thèse de Henry – trouve sa source dans l’auto-affection non intentionnelle de la vie en tant que pathos. Cet auto-apparaître pathétique, c’est-à-dire radicalement passif, constitue selon Henry la réalité invisible de la vie qui s’auto-affecte dans sa propre immanence. » C’est d’une immédiateté qu’il s’agit, d’un absolu au sens le plus radical, sans plus aucun recul possible, sans intentionnalité propre et donc sans projet : une origine sans pareille, un commencement sans précédent.

Un terme unique, un lieu sans voisinage métaphysique, une source sans écoulement sinon la possibilité d’apparition d’un monde, mais en précisant bien comme ressenti, éprouvé dans le champ d’une conscience personnelle, là où précisément tout arrive. « Ce que Michel Henry désigne par le terme d’auto-affection est antérieur à la distinction classique entre activité et passivité. Elle est plus originaire que la passivité d’une affection, d’un sentiment ou d’une tonalité affective. Il s’agit donc d’une affectivité archi-passive qui constitue en même temps le fondement de l’ipséité puisqu’elle est déjà impliquée dans tout sentiment comme son ‘essence’, c’est-à-dire en tant qu’auto-référentialité archi-passive. Ceci n’est pourtant pas mis en cause par le rapport qu’entretiennent les états et les sensations affectives au monde. Le rapport à ce qui lui est étranger, son hétéro-affection ne définit pas l’affectivité. Pour le dire autrement : l’expérience ne détermine pas l’affectivité mais l’affectivité rend seulement possible l’expérience. Que toutes les tonalités affectives, sentiments, etc.., soient ‘rendus à eux-mêmes’, que dans leur ‘s’être-toujours-déjà-donné’, ils s’écrasent contre soi sans issue possible, (…) cela signifie qu’ils ont un caractère passionnel. Toutefois, la vie ne s’y éprouve pas seulement comme le ‘se-souffrir-soi-même’. Henry comprend plutôt la passion comme un ‘chemin et une voie’ : en tant qu’il s’y dépasse lui-même afin d’arriver ‘chez soi’, son auto-donation est aussi la source inépuisable du Jouir. Puissance et impuissance s’entremêlent dans cette expérience d’un ‘don qui ne peut être refusé’, comme l’écrit Henry dans L’essence de la manifestation, mais qui fait venir en elle-même la vie en tant que ‘force originaire’.  » N’aurait-il pas fallu alors préciser que le mouvement de la vie – et le mouvement même d’une logique d’existenciation discriminant repos et mouvement, en termes aristotéliciens – s’opère en cette auto-affection si pure qu’on pourrait l’appeler Esprit, esprit pur bien plutôt que vie, suressence, sur-être comme l’ont éprouvé les maîtres de la tradition.

Je ne citerai que l’Evangile de Thomas, qu’Henry n’a malheureusement pas su lire, ou trop hâtivement, avec un préjugé trop favorable aux canoniques imposés par l’institution. Il y a dans cet évangile un propos sur le commencement que je n’oublie jamais. Les disciples ayant posé une question sur la ‘fin’ de la vie, le Maître répond : « Avez-vous donc dévoilé le commencement pour que vous cherchiez la fin ? Car là où est le commencement, là sera la fin. Heureux celui qui se tiendra dans le commencement, et il connaîtra la fin, et il ne goûtera pas de la mort. » (logion 18) En effet, toute temporalité s’est abolie et tout souci de soi quand la connaissance de soi délivre le secret, radicalement indépendant de toute catégorie, de toute perspective mondaine. Dans cette épreuve si particulière de soi, l’éveil advenu, d’une seule secousse aperceptive, la répudiation des impensables, des vanités de pensées, arrive tout naturellement. C’est une tout autre épreuve de vie qui s’instaure, libre de toute identification aux formes passantes. Et une autre parole vient le préciser au ‘commencement’ :  » Les jours où vous voyez votre forme, vous vous réjouissez. Mais lorsque vous verrez vos modèles qui au commencement étaient en vous, qui ne meurent ni ne se manifestent, ô combien supporterez-vous ! » (logion 84) C’est dire que sans cette révolution qui retrouve source au commencement, ‘vous’ êtes déjà mort et qu’ici, par contre, à l’orée de la création, vous participez d’un infini, d’une éternité qui se joue de l’histoire et de ses rêves.

Fort heureusement, Michaël Staudigl ne manque pas d’ajouter cette dernière précision : « Henry explique cette venue-en-soi, ce don ‘qui ne peut être refusé’, comme le don de la vie absolue ou, pour le dire traditionnellement divine. » (toute la page 489) Cette ‘splendeur de notre condition’ comme je l’ai si souvent écrit et répété, je me souviens l’avoir trouvée explicitement décrite dans une parole des premiers théologiens du christianisme primitif : « Deus est monos, monadem ex se gignens, in se unum reflectens ardorem », que je traduis ainsi  : « Dieu est unique, faisant jaillir l’unité de Lui-même, renvoyant sur Lui-même une seule réalité flamboyante. » (d’après le livre des XXIV Philosophes) L’auto-affection, c’est le procès même de la vie. Si l’on veut surmonter les apories auxquelles il est impossible de ne point penser, ajouter comme il est écrit dans ce même Livre : « Deus est semper movens immobilis », soit : « Dieu est toujours mouvement immobile. » Autant d’éclats de la révélation d’un impensable.

Un commentaire sur “‘Auto-affection’ : encore ajouter…

  1. J’imagine que le déroulement de la vie est la position détendue à l’état de puissance individualisée, sensible, du manifeste et que l’enroulement revient sans cesse à l’Esprit qui a le secret du principe d’unité. Ce langage du dedans ne demande qu’à se laisser comprendre, comme si la nature était une initiée qui dit ‘oui ‘ à l’infinie relance de la vie, contrairement à la personne qui dit ‘non’ à la fin de son histoire – histoire si présente au dehors qu’elle semble pouvoir échapper au couperet par un surcroît d’existence inventive.

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