Passant (8) Quelles logiques du phénomène ?

Cette fois, je n’ai pas seulement ajouté un point d’interrogation, j’ai ajouté un pluriel aux logiques invoquées à l’exploration du phénomène, ce que fait Jocelyn Benoist dans son livre publié en janvier 2016 (1). Dans ce domaine l’auteur se livre à une enquête, à mon avis, bien plus approfondie et bien plus pertinente que celle de Renaud Barbaras concernant cette notion d’apparaître qui est à la fois la traduction et la compréhension courante en philosophie du mot ‘phénomène’. Mais il faut être averti et distinguer les domaines bien séparés où s’expriment l’un et l’autre. En bon connaisseur de l’œuvre de Maurice Merleau-Ponty, Renaud Barbaras s’engage sur une voie de phénoménologie, non point classique, puisqu’il s’éloigne lui aussi de Husserl et de ses contemporains comme Henry ou Maldiney ; une phénoménologie qui tente à nouveaux frais de recomposer la relation sujet/monde, particulièrement dans la conception d’un monde dynamique capable de générer le sujet que je suis par son propre développement, ce que l’auteur appelle ‘mondification’. C’est donc une métaphysique qui est construite dans ce cas. Jocelyn Benoist, plus proche d’une philosophie analytique, va par contre scruter la notion même de phénomène pour mettre à jour des différences d’interprétation du concept même d’apparaître et notamment, en face cachée, des appels implicites à une ontologie voilée qui détermine d’elle-même, avant toute définition claire d’un phénoméno-logie (on voit ici l’intention de renvoi à une décision du discours). Ce qui signifie que celle-ci serait structurée d’abord, et souvent à son insu, par une grammaire et une logique, une expérience et un premier effort de langage qui précèdent la démarche phénoménologique. Reste à voir de quelles précédences il s’agit, et comment, et depuis quand cette sorte de fraude gnoséologique se produit.

C’est somme toute, et depuis toujours, la vocation de la philosophie : débusquer nos préjugés, nos raisons cachées ou inavouées, ignorées bien souvent, et par conséquent toutes les erreurs de jugement qui s’y dissimulent à notre insu. L’orientation de ce livre et de l’enquête qui y est menée était déjà toute donnée en conclusion d’un livre plus ancien qui s’interrogeait sur les concepts et le type de rationalité auquel ils renvoient (2). La conclusion en était éloquente, qui sera rejointe tout naturellement par celles de la publication suivante comme nous allons voir : « … S’il relève d’une hygiène de la pensée de ne pas lui prêter des vertus ou pouvoirs qu’elle n’aurait pas, inversement, prendre au sérieux la pensée suppose de la suivre partout où elle va et de ne pas restreindre son domaine. Celui-ci, dans son principe, s’identifie à l’univers de tout ce qu’il y a. Il n’est donc aucune scorie, aucun déchet ‘subjectif’… Une considération un peu attentive de la pensée effective… permet de se rendre compte que la rationalité n’est pas ce qui exclut de soi l’expérience, l’existence ou l’intuition. L’expérience et le concept ne sont assurément pas la même chose : ils sont logiquement différents… L’ipséité de l’expérience, qui est un ingrédient de cette ‘réalité’ que nous prêtons aux ‘choses mêmes’, ne se confond pas avec la normativité du concept… Cependant, de nombreux concepts sont nourris de cette expérience, et en font une norme. La différence logique entre les deux plans est aussi importante que leur lien réel. » (in Concepts, p. 210) Cette interrogation, cette scrutation impitoyable ont pour but, clairement, d’aller au-delà, ou en-deçà dans ce cas précis, vers des ‘normes’ qui échappent entièrement à la réalité des ‘choses’ et en sont indépendantes, s’enracinent plutôt dans des régions de l’être que nous croyons habiter naturellement mais sans les connaître tout à fait, et que nous nommons parfois sans avoir suffisamment pris soin de les explorer. C’est ainsi qu’une logique, et avant elle, même, une grammaire, toutes conditions requises d’un habillage reconnaissable et interchangeable de nos jugements, peuvent nous parasiter et imposer leurs dimensions spécifiques d’interprétation quand nous croyons toucher à une objectivité qui se serait imposée d’elle-même. Au départ : « Le phénomène n’est pas par lui-même phantasme : il est fondamentalement et d’abord apparaître de quelque chose. (…) Il y a … une décision proprement philosophique : celle qui consiste à faire de l’apparaître un champ en soi, au lieu de se contenter de l’usage verbal de la notion suivant lequel il n’y a d’apparaître que de choses – qui suppose que, pour parler d’apparaître, on ne soit pas sur le seul terrain de l’apparaître, précisément (celui-ci n’existe pas), mais sur celui des choses. » (p. 13) La thèse entière de ce livre porte donc sur ce point précis : quand nous croyons toucher aux ‘choses’ nous ne faisons qu’affirmer (et confirmer) l’autorité du discours qui les nomment, et particulièrement celle d’une norme, déclarée ou implicite, voire carrément inconsciente, qui détermine toute réalité en fonction de sa vérité formelle. « … la syntaxe ordinaire de l’apparaître n’autorise pas d’apparaître inconditionné. Il n’y a d’apparaître au(x) sens exact(s) du terme que de certaines choses et sous certaines conditions. Quelque chose ne devient qualifiable comme ‘apparaissant’ que suivant un cadre normatif donné. » (in Logique du phénomène, p. 20) S’ajoute à la spécificité de ce type de jugement un caractère plus pratique de la connaissance : le va-et-vient entre telle définition du ‘phénomène’ et telle expérience du sensible qui semblent irrésistiblement se correspondre et se compléter. Il y a un travail possible, autant métaphysique que scientifique, qui s’applique à augmenter la précision de ces correspondances, mais toujours il repose sur cette confiance naïve entre l’autorité de la norme cachée et la vérification de la vérité pratique, en réalité, comme veut le prouver notre auteur, celle-ci se trouvant entièrement déterminée par celle-là . « … le discours de l’apparaître, interprété en positif ou en négatif, peine à se détacher du sensible : toujours, il semble s’installer dans l’écart d’un sensible à un autre, et mesuré par la possibilité théorique, nous fût-elle conjoncturellement ou structurellement refusée, de remonter de l’un à l’autre. Parler de quelque chose comme d’un ‘phénomène’, c’est supposer cette remontée possible. » (p. 32) L’accord est boiteux et nous l’ignorons tant que l’analyse n’est pas remontée à l’origine même du défaut de perspective gnoséologique : une affirmation de portée normative dont nous n’avons pas mesuré tout le rôle et toutes les conséquences. Et l’auteur de reprendre un à un tous les efforts de la recherche philosophique pour pallier ce défaut, en revenant toujours, c’est la surprise, à la thèse initiale du fondateur de la Philosophie, Platon, à sa théorie des Idées comme recours volontaire et lucide à une norme bien particulière, mais peut-être pas, c’est toute la question, une réalité, une vérité d’être incontestable. Le recours au platonisme, le plus curieux de cet ouvrage, se reproduira à chaque fois en démonstration de la même thèse soulignant également la force et la faiblesse de cette école de pensée. D’une part sa rigueur et sa probité philosophique ; d’autre part, sa propension à imposer une norme à connotation ouvertement mystique comme norme de connaissance.

« L’analyse platonicienne trouve sa cible et sa motivation initiale dans cette hypothèse suivant laquelle le ‘phénomène’ pourrait constituer un terminus ad quem, sans au-delà, et il y a aurait un sens à en rester aux phénomènes; (…) Se profile à ce niveau le fantasme appelé à une grande postérité philosophique, mais présenté par Platon, dans son institution même de la philosophie, comme l’autre de cette même philosophie, d’un emploi absolu de la notion de ‘phénomène’, de la possibilité d’une référence à l’apparaître pour lui-même. » (p. 36) Jocelyn Benoist procède à une analyse très fouillée : cela va de l’examen des critiques poussées par Socrate à l’encontre des Sophistes partisans d’une définition relativiste de la vérité (« vérité pour… » sans référence à l’être), à l’approfondissement même de la proposition platonicienne qui a d’abord une portée ontologique – trouver ce niveau d’être, ce palier sur lequel fonder notre discours et notre ‘représentation’ et faire coïncider être et phénomène. Le génie de Socrate, ou de l’élève Platon qui retranscrit son enseignement, c’est de nous reconduire pas à pas à une ontologie normative bien éloignée de l’immobilisme parménidien, ou si l’on préfère, à une norme qui serait la marque même de l’être se délivrant sous la forme d’un (ap)paraître. Ce chemin est d’autant plus sûr s’il sait se défier des faux-semblants, s’il contourne prudemment les erreurs d’apparences grossières ou trompeuses, de falsifications. C’est au cours de long et savant développement gnoséologique que Platon fait apparaître la notion de poiésis qui est un faire directement inspiré du modèle exemplaire réellement détenteur d’être, l’Idée. C’est la métaphore fameuse du lit (République 59) : le menuisier ne fabriquera un ‘vrai’ lit que parce que celui-ci existe comme modèle précédant tout apparaître, quand le peintre, lui, re-présentera un ‘lit’ qui n’est que l’artifice produit de son imagination, au mieux par imitation.  « Le geste proprement métaphysique (fondateur de la métaphysique et ‘du’ phénomène à la fois, dans sa généralité) effectué par Platon consiste à hypostasier la norme et à en faire à son niveau propre un être, et même l’être par excellence, le ‘réellement étant’ (ontôs on). Alors qu’en réalité, ce qui est par principe, c’est non pas la norme, mais ce à quoi elle s’applique, qui, à sa lumière seulement, peut se voir qualifier d’apparaître, mais qui, fondamentalement, est de l’être et n’est même que cela – ce que nous nommons ‘réalité’. Qu’y a-t-il de plus réel que les reflets dans les miroirs ? » (p. 60) Le déplacement du normatif à l’ontologique est manifeste : décision et choix qui vont distinguer le fondateur de l’Académie et valider les objections qui peuvent aussi lui être opposées. « En un certain sens, la métaphysique ne consiste en rien d’autre que cela : prendre les normes pour des réalités – ou les traiter comme des réalités, en feignant de prendre cette formule au pied de la lettre. C’est ce que fait Platon, indubitablement. Que sont ses ‘Idées’ si ce n’est des normes qui sont des réalités ? » (p. 61) Précisant ainsi que « … toute absolutisation ou ‘réhabilitation’ du phénomène est tributaire de cette entente même de la notion instaurée par le fondateur de la philosophie, dont elle ne fait qu’inverser le signe, sans même s’être au préalable demandé si c’est logiquement possible… » (p. 64) C’est que Platon ne s’en est pas tenu à une ontologie et à ses décisions arbitraires : il a énoncé une théorie du Bien, qui deviendra plus tard l’Un de Plotin, où se définit la garantie suprême de l’accord d’un paraître à son être identifié comme une norme. « Pour Platon, c’est clair : il n’y a pas d’apparaître en -deçà de la doxa. Celui-ci est plutôt la preuve de la capacité de la doxa de pénétrer le sensible et d’en faire une raison, d’être doxa di’ aisthèseos. Alors seulement la perception devient ‘apparaître’ ; en elle-même, elle ne l’est pas, mais tout juste ce qu’elle est. Aristote, en un sens plus large, partage la base de cette analyse… Cependant le Stagirite croit bien, contrairement à Platon, qu’il y a un niveau propre de l’apparaître, qui ne se confond pas avec la simple application de la doxa à la perception ou avec leur mélange. Pour lui la phantasia représente un plan irréductible. Selon une telle conception, l’apparaître sera le fait de juger cela même que l’on sent, et cela non par accident… Une telle conception non seulement indexe l’apparaître au jugement mais l’interprète comme une forme de jugement : ce type de jugements qui sont constitutivement rapportés au perçu. Or, qu’il n’y ait apparaître – que cela n’ait de sens de raisonner dans ces termes-là – que là où on pourrait juger est une chose. Que celui-ci s’identifie à une forme de jugement en est une autre. » (p. 77) Le débat présente une succession de paliers, d’escalades de plus en plus vertigineuses et le rappel des critiques d’Aristote s’impose alors forcément. C’est de ce point de vue, rejoignant quasiment celui de l’analyse contemporaine, comme il est présenté dans ce livre du moins, que le Stagirite paraît encore plus moderne que son maître : c’est une physique, d’une part, et une épistémologie, d’autre part, qui deviennent les arbitres du débat. « Un ‘phénomène’ pris absolument, indépendamment de ses conditions d’apparaître, est indéterminé. Le cerner dans sa vérité, c’est énoncer ses conditions d’apparaître. Or c’est précisément ce que permet de faire le système catégorial. Les catégories, structures de l’être, fournissent également la norme de l’apparaître. » (p. 87) C’est un enrichissement indiscutable de la théorie, de l’explication, mais l’aporie semble disparue dans l’affaire, si les catégories du jugement reflètent les conditions d’apparaître de l’être, les unes se juxtaposant aux autres… Sophisme ou nouvelle garantie de la fidélité à la doxa ? L’Histoire n’a pas tranché et l’on s’en aperçoit bien une fois de plus puisque le débat reste ouvert de nos jours, d’une actualité inépuisable.  » Nous nommerons cette prise en charge du sensible par le logos par le biais des catégories contrat phénoménologique. Par lui, l’être sensible, dans son épaisseur supposée – celle du sensible commun et de la phantasia – devient ‘apparaître’, en lui-même source d’une possible vérité. Mais c’est que, en amont, le discours a été noué avec les choses suivant un certain nombre d’articulations selon lesquelles l’apparaître est possible. (…) En d’autres termes, pour qu’il y ait le moindre sens à parler de vérité de l’apparaître, il faut disposer d’un sens de la vérité qui ne soit pas primairement dévolu à l’apparaître, d’un sens ontologique de la vérité. C’est indexé sur ce sens préalable que le discours de l’apparaître et l’invocation d’une vérité qui lui serait propre deviennent possibles. La phénoménologie telle qu’elle a pu se développer à l’époque moderne a tendu à oublier cette réalité qui précède l’apparaître, qui est aussi celle des engagements qu’on ne se souvient pas d’avoir pris en première personne et qui, pourtant, nous lient. » (p. 88)

Je ne crois pas que je doive insister davantage en poursuivant la revue des grandes options métaphysiques qui ont suivi. Il faut néanmoins se rappeler les efforts de Kant, ceux de ses successeurs, puis ceux qui ont se sont essayés à des définitions de plus en plus étroitement rationalistes, puis ouvertement positivistes, et qui ont appelé à leur tour de nouvelles critiques ; ainsi sans fin… ‘Kant, un platonisme sans les mains’, c’est un titre de chapitre qui dit bien son programme et sa conclusion, avec toutes les réserves qu’elle ne manquera pas d’engendrer. Les ‘mains’, en l’occurrence, c’est bien ce refus d’un recours implicite à une ontologie puisque le noumène reste inaccessible pour Kant et que la ‘raison pratique’ invoquée plus tard se limitera aux exigences d’une loi morale bâtie sur des postulats et inspirée d’un quiétisme qui ne doit toute sa force qu’à un élan de piété, philosophique en la circonstance. « Il est remarquable que le discours kantien, prétendant arracher l’apparaître à la grammaire traditionnelle de l’apparence pour en faire le lieu fondamental de la vérité finie, appuie sa poussée ascensionnelle sur cette même grammaire qu’il prétend repousser. » (p. 96) D’une part, pour que « la chose soit assignable comme objet et pour qu’on puisse considérer qu’un objet a été plus ou moins bien ‘donné’, il faut que cette intuition soit pensée dans la forme d’objet… » D’autre part, « tout ce qui peut être ‘donné’ ou ‘apparaître’, dans une expérience, c’est un objet, et qu’il n’y a d’objet que sous un concept, que la détermination d’objet met forcément en jeu une identification du donné – le donné étant précisément fait pour être identifié… Seule une telle conception des choses donne toute sa portée à l’idée kantienne des catégories, précisément comme structures de normation du donné, qui s’appliquent directement à l’intuition et l’unifient comme telle en tant qu’intuition de telle ou telle chose… » (p. 108) Mais la conclusion de Jocelyn Benoist interprétant Kant va un peu plus loin, anticipant même sa conclusion générale : parce qu’il n y a pas de ‘chose en soi’ (problème de la référence vide), « … il n’y a de ‘phénomène’ que pour un discours… » (p. 109) Kant n’en aura pas moins surmonté une difficulté et toutes les critiques des philosophes qui viendront ultérieurement n’en démontreront pas la vanité. Il y a un mouvement sûr de connaissance et la norme qui en est aussi la borne s’impose sous la forme obligée d’une catégorie reconnue inébranlable. Tel est le va-et-vient chez Kant (puisqu’on ne parle pas encore de ‘dialectique’) : « … certes les concepts ne peuvent trouver leur portée réelle que dans les phénomènes. (…) C’est dire que la qualification des phénomènes comme phénomènes n’est pas indépendante du fait qu’ils se voient assigner une réalité objective. L’objet comme tel constitue la mesure du phénomène… Le phénoménalisme kantien est donc ambigu. Si le geste critique consiste bien à libérer le jeu de langage du phénomène des présupposés métaphysiques qui y présidaient, il consiste en revanche à préserver la pleine structure de ce jeu, qui est celle d’un nécessaire dépassement du phénomène dans le mouvement même de sa détermination comme phénomène. Ainsi c’est le sens des catégories que de permettre, sur le terrain même du phénomène, l’édification d’une norme par rapport à laquelle celui-ci puisse être déterminé dans sa phénoménalité… On ne libère pas les phénomènes si aisément de leur structure catégoriale. » (pp. 113, 114) La contestation la plus forte viendra plus tard sous la forme du positivisme naissant, philosophie d’un apparaître qui n’est plus référé à rien, d’un apparaître pur ; philosophie pour laquelle il n’y a plus que du relatif – soit la thèse même d’Auguste Comte. C’est une pensée constamment réitérée désormais, de plus en plus énergiquement soutenue : vouloir s’en tenir aux phénomènes tels qu’en eux-mêmes, et aux phénomènes seulement, attitude qui prête invariablement aux mêmes critiques et il devient lassant dans ces conditions d’en tenir une comptabilité. C’est comme au billard : chaque coup est porté pour éloigner la bille qui regagne toujours finalement le même angle critique d’où elle ne repart toujours et à chaque fois que pour y revenir. C’est ainsi que la perspective positiviste est à son tour critiquée par la phénoménologie naissante, ce nom lui-même choisi pour dire ce qu’on a tenté de dire depuis si longtemps : « Husserl a restitué sa charge normative au concept d’objet. Un objet est essentiellement un opérateur d’identification et de recoupement : ce à quoi peut être mesuré un donné. La force de la phénoménologie par rapport au positivisme est d’avoir aperçu que, sans mesure, il n’y avait pas de ‘phénomène’. Apparaître, mais apparaître de quoi ? Avec son entente de l’intentionnalité, la phénoménologie a internalisé au phénomène la question de sa propre norme. En cela, elle a bien reconnu la nature de part en part normative du phénomène. » (p. 133) Chaque coup porté l’est dans une direction que n’a pas empruntée le joueur précédant mais qui sera ‘contredit’ par le coup du joueur suivant, ce qui est fait à son tour par notre auteur et jusqu’en sa conclusion finale. « C’est en parlant des choses telles qu’elles sont, et suivant nos diverses façons d’en parler, que nous ouvrons pour l’apparaître divers espaces qui sont fondamentalement des espaces logiques. En d’autres termes, Husserl a parfaitement raison : il y a  toujours ‘quelque’ chose (clause d’intentionnalité). Cependant, il n’a pas vu premièrement qu’il ne s’agit là que d’une définition de l’apparaître, et d’une trivialité ( l’intentionnalité, dans l’affaire, ne fait rien, elle n’est qu’un format de description), deuxièmement que cette définition adosse toujours l’apparaître à l’existence de ce que nous cataloguons comme un certain genre d’être. » (p. 171)

C’est bien l’autorité de la norme qui vient s’affirmer progressivement, de cette référence épistémique venue définitivement rompre l’autorité de la norme ontologique (mais comme Platon l’avait vue, le premier !) et donner toute sa force à une grammaire nominative originaire. Dans un passage fort intéressant Jocelyn Benoist s’attarde à illustrer son propos par l’exemple du ‘cercle parfait’ qui vient confirmer ce triomphe de la norme catégoriale : « Il n’y a pas de sens à opposer le ‘cercle phénoménal’ et le ‘cercle idéal’. Il faut plutôt introduire une différence de catégorie entre le contenu d’expérience et la norme qu’on y applique. Il ne s’agit alors nullement d’une différence d’un objet à un autre, d’un objet sensible à un objet intelligible. La question est plutôt de savoir, circonstanciellement, quelle norme, par définition intelligible, on met sur le sensible et ainsi ce à quoi, en lui, on confère la puissance logique de l’objet. » (p. 175) Ce qu’il fallait avouer et qui peut l’être enfin après toute cette démonstration, c’est que la norme, au-delà ou en-deçà du ‘donné’ échappe à la fois au gel provoqué par une affirmation de caractère ontologique, et à toute contestation provenant chaque fois légitimement d’une épreuve exclusivement empirique du ‘donné’. À ce point, je pense que nous risquons fort de tomber dans le piège de l’explication tautologique, ce qui serait le triomphe détourné, mais à peine, en fait, des ruses de la tyrannie logique. Il y aura donc une ruse supplémentaire à déployer. D’abord, cette formule quasiment humoristique dans le contexte : « Si la norme n’est pas donnable, ce n’est pas qu’elle serait quelque chose qui ne peut pas (nous) être donné, mais qu’elle est une norme. (…) Il faut donc renoncer définitivement à l’idée du phénomène comme approximation d’une réalité transcendante, pour lui substituer celle de l’apparition d’une certaine réalité sous des conditions données. » (p. 179) Et cette dernière affirmation forcée, je veux dire certitude acquise au forceps ! « Aucune perception n’est ‘apparaître’ par nature. Elle ne le devient que sous une certaine norme, qui la désigne comme normale – donc ‘apparaître’ vrai – ou anormale – ‘apparence’. Ainsi la perception d’un ‘trompe-l’oeil’ n’est-elle apparence – donc apparaître déviant – que rapportée à la norme d’une certaine perception habituelle, par exemple des distances… » (p. 183) J’y vois la redéfinition d’un relativisme mis au goût du jour : « En d’autres termes, nous pouvons conclure ainsi, le phénomène est en aval et non pas en amont. Vouloir commencer par le phénomène, ou tout reconduire à lui, n’a pas de sens, puisque sa grammaire renvoie toujours à un être sur lequel il se cale et qui devient sa norme, selon laquelle il peut être dit ‘apparaître’. En cela, l’intuition que Platon avait mise à la base de la notion, à savoir qu’il n’y a de phénomène que selon une norme qui n’a en elle-même rien de ‘phénoménal’, c’est-à-dire que cela n’aurait pas de sens de traiter comme ‘phénoménale’, est profondément juste, et indépassable. Bien sûr, on peut opposer à Platon qu’il n’est pas besoin d’aller chercher dans on ne sait quel domaine transcendant cet être qui fait norme pour l’apparaître. La simple ‘chose sensible’, en tout cas la réalité d’ici-bas, suffit… Quelque chose peut sembler être tel ou apparaître être tel. Là où on a de la réalité, on peut avoir de l’apparaître, en un sens positif ou au sens de la simple apparence… Le tort apparent de Platon, c’est d’avoir réifié les normes – ce qui de toute façon, en soi, n’est pas une solution car alors la question remonte d’un cran : qu’est-ce qui permet à ces réalités transcendantes, à leur tour, de fonctionner comme des normes ? Encore une fois jamais une réalité, par elle-même, fût-elle transcendante, ne fait norme. » (pp. 184-186) Surprenant hommage rendu à Platon, sous la forme d’une critique qui vaut également condamnation pour que nos contemporains y trouvent satisfaction en fin de compte. Les derniers mots suivent et il n’y aura plus de surprise cette fois : la norme appartient au langage qui va devenir la ressource de toute forme valable de connaissance.

« La puissance du langage est que, quand bien même je ne voudrais pas parler pour les autres ( au double sens de : leur parler et, inévitablement, parler en leur nom) je ne le pourrais pas. Et cela nous place toujours déjà, les autres et moi, communément au-delà de l’apparaître. On en dit toujours beaucoup plus, structurellement plus, qu’il n’est ‘donné’, cela non pas au sens d’un excédent qui creuserait l’espace d’une ‘autre’ donation possible, mais en celui d’une différence de catégorie entre le dit et le donné. C’est cependant cet engagement premier de la parole, noué auprès des autres dans le réel et à son propos, comme tout engagement, qui constitue la mesure du donné. Il n’y a pas d’arrière-monde… Il n’y a, pour nous c’est-à-dire toujours aussi entre nous, que des effets d’apparaître dans ce mondenous sommes – mais qui ne nous ‘apparaît’ pas : il n’a pas à le faire et il n’y a aucun sens dans lequel il le pourrait.  » (p. 189) On connaît mon propos et tout ce qui m’inspire à la rédaction de ces articles : désigner clairement l’origine véritable de la tragédie contemporaine dans le relativisme et le nihilisme, l’un et l’autre inspirés d’un physicalisme provoqué par la sidération des ‘objets’. On voit bien ici que, comme on a pu faire la critique radicale de l’ontologisme pervers des métaphysiques passées, ou peut dénoncer tout aussi aisément les perversions intellectuelles d’autres emprises idéologiques. Dans ce livre si habile, Jocelyn Benoist va jusqu’à recommander lecture de l’Anti-Platon d’Yves Bonnefoy qui ne s’est jamais lassé, lui, de dénoncer l’essentialisme (ou réalisme des essences) du maître athénien. Nous nous trouvons donc à un carrefour identique d’illusions. Si la réalité nous échappe, la vérité nous échappe aussi, et c’est au langage qu’il revient fatalement de nous proposer d’habiles simulacres de l’une et de l’autre. Pour moi, c’est effectivement une dérive dramatique dans toute œuvre de connaissance que cette soumission à l’autorité du langage – d’ailleurs tout aussi perceptible chez les poètes contemporains -, garant de tout donné et de toute vérité, quand il n’est que messager du réel dont je suis, moi, sujet, le seul garant véritable et le seul gardien responsable aux périls de ma condition d’être conscient-vivant en co-naissance.

(1) Jocelyn Benoist : Logique du phénomène, Hermann 2016

(2) Jocelyn Benoist : Concepts, une introduction à la philosophie, Champs essais 2013

Pour une recension plus techniquement philosophique, on se reportera aux deux articles de Raoul Moati parus sur le site Actu Philosophia :

http://www.actu-philosophia.com/spip.php?article668

Passant (7) Une métaphysique du sentiment ?

C’est une longue réflexion que propose Renaud Barbaras dans son dernier livre qui vient d’être publié au Cerf (1). Mais c’est moi qui y ait ajouté le point d’interrogation. Je m’interroge parce que, d’une part, le ‘concept’ de métaphysique n’est plus bien porté de nos jours, en dépit d’érudites tentatives de réhabilitation (2) ; d’autre part, parce que la philosophie de Renaud Barbaras, en s’inspirant dès le début d’une critique radicale de celle de Michel Henry, s’oriente dans une direction diamétralement opposée à la mienne – si tenté qu’on puisse la qualifier de ‘métaphysique’ – au simple motif qu’elle place le monde à l’épicentre de toute événementialité qui nous distingue en tant qu’humain, le monde et non le sujet animé d’esprit et donc de conscience, lui seul, de lui-même capable d’habiller de sens ce monde qui serait pur néant sans son témoignage personnel. Mais l’apparition du mot ‘sentiment’ peut laisser espérer le nouveau tracé d’une perspective, à l’instar d’autres maîtres à penser de l’athéisme contemporain comme Vaneigem ou Onfray, ou de l’orientaliste Jullien cité dernièrement, une voie ouverte en direction d’un naturalisme capable de s’épancher au-delà de ses propres définitions. La pensée contemporaine aurait même parfois tendance, subrepticement, à retrouver un humanisme implicite qui transcende l’horizon esthétique de son nihilisme (3) vers des valeurs finalement bien éloignées de la conception d’un monde comme matrice unique de toute réalité. Mais c’est un livre intéressant, bâti de deux grandes parties : la première, ‘la séparation’ qui résume toute la métaphysique proprement dite de Renaud Barbaras, et la seconde, ‘le sentiment’, et ce serait la ‘réparation’ cette fois, qui expose sa théorie du sentiment à travers un examen critique des philosophies de grands auteurs qui ont marqué ce chapitre particulier, dont évidemment Michel Henry. Je m’arrêterai principalement sur cette seconde partie et sa conclusion.

Curieusement, dans son introduction, Renaud Barbaras déclare que « la motivation fondamentale et le point de départ de ce travail, qui en constituera aussi le point d’arrivée, est la volonté, indissociable d’une expérience, de conférer à la poésie sa portée métaphysique maximale… » (p. 9) Mais ce ‘travail’ semble avoir nécessité la reprise des thèses énoncées dans ses travaux précédents : une phénoménologie de la vie d’abord, critique systématique de Michel Henry, puis un important manifeste sur la dynamique de la manifestation (4), sans que l’auteur, parvenu à cette nouvelle étape, ne semble encore parvenu à définir la perspective d’une poésie réinventée. C’est un aveu qu’on trouve en dernière page : qu’il faudra attendre pour que se dessinent les traits d’une esthétique et d’une érotique à partir d’une pensée qui devra se prolonger à la suite de tous les travaux précédents et de ceux-ci en particulier. C’est que les notions de vie, de manifestation, de monde dans le présent livre, ont un poids métaphysique énorme et que l’évocation de cette totalité pleine, si elle veut échapper à un concept totalitaire réducteur, doit favoriser une explication qui privilégie également le mouvement. Et c’est cette explication qui est reprise ici, avec tout le détail nécessaire, pour créer la perspective d’un tout vivant animé de potentialités habituellement consignées dans des catégories contraires, par exemple clarté et profondeur, nous allons voir…  Le sensible d’abord, naturellement une qualité du vivant à laquelle il faut attribuer un relief particulier. « … si le monde nous apparaît sur le mode sensible, autrement dit est un monde perçu, c’est parce qu’il est intrinsèquement sensible, parce que l’être sensible, c’est-à-dire la possibilité de se manifester sur le mode sensible, qualifie son être. » (p.12) Nous sommes passés d’emblée en régime d’une conception ontologique. Dans un tel système portant sur le Tout, fût-il appelé monde, la difficulté à nous convaincre viendra toujours du fait que l’apparente explication paraîtra toujours engendrer une apparence de résolution, mais purement conceptuelle, tous les concepts s’implicitant les uns les autres : pratiquement le défaut d’une scholastique, mais qui n’est pas non plus une simple habileté de philosophe traditionnel car c’est bien ce qu’une grande partie de l’histoire nous enseigne ! Et dans ce cas, comment dire que le monde est ‘sensible’ pour arriver à la certitude que c’est notre sensibilité de sujet qui révèle celle du monde, mais tautologiquement, si cette qualité appartient d’abord au monde comme réalité première ? « C’est exactement en ce sens que le sensible peut être compris comme apparaître de l’être et que celui-ci doit être défini comme intrinsèquement sensible ; le sensible, et seulement lui, est précisément ce qui préserve la transcendance ou la profondeur de l’être en sa manifestation… Le sensible est caractérisé par une sorte d’ambiguïté fondamentale qui prend la forme de l’obscurité dans la clarté, de la profondeur dans la superficialité. D’un côté, il est évident ou transparent… d’un autre côté, il oppose au regard une sorte de résistance, présente au coeur de sa surface une profondeur irréductible… C’est dans la mesure où il n’y a rien d’autre à y découvrir, où il ne conduit pas à autre chose que lui-même, que le sensible se donne comme inépuisable… » (p. 13) D’abord qualité d’une réalité plénière mais impersonnelle, le sensible, en activant la principale puissance du sujet (la perception – Barbaras n’oublie pas la leçon de Merleau-Ponty dont il s’était fait spécialiste) va se définir comme ambiguïté universelle mais féconde, autorisant tous les mouvements de la vie, même les plus contradictoires, mais associés grâce à ce caractère éminemment dynamique de la vie. C’est ainsi que se présente le sujet : « … le sujet se distingue du monde en tant que sujet transcendantal et il a sa place dans le monde en tant que sujet empirique, de sorte que la question deviendra celle de l’unité de ces deux dimensions. » (p. 17) Même problème et résolution identique : « C’est parce qu’il existe comme mouvement que le sujet diffère effectivement radicalement des autres étants… autrement dit, en n’étant pas chose, en se faisant plutôt être non-chose, bref en se dépassant sans cesse… (Mais) il n’y a pas de mouvement sans un sol sur lequel il se déploie, sans un espace de jeu ou une aire de déploiement au sein desquels s’accomplit sa négativité… C’est bien sous le même point de vue du mouvement, que le sujet appartient au monde et en diffère, pour autant qu’il le fait paraître. La condition de la différence est ipso facto celle de l’identité : dans le mouvement, la dualité de l’appartenance et de la différence ontologique du sujet se résout en unité. » (p. 19) Identité par complémentarité, toutes inscrites dans la complétude infinie d’un monde conçu comme une matrice métaphysique universelle ; immanence et transcendance couplées dans la sphère unique et mouvante d’un unique un. « Ce mouvement est l’identité d’un voir et d’un faire… plus profond que le partage du voir et du faire… il apparaît comme leur racine commune. Cette identité n’est autre que celle du vivre et c’est donc bien la vie qui constitue le sens d’être originaire du sujet… un sens originaire de la vie, qui est plus profond que la distinction du vivre intransitif (leben) et du vivre transitif (erleben) et qui en commande la différence même. » (p. 20)

La même dialectique est alors capable des mêmes effets, enroulant toutes les contradictions dans des résolutions apparemment dynamiques bien que toutes grevées par la même hypothèse fondatrice ( et parfaitement contestable) d’une totalité-monde vivante. Enrouler les contradictions en déroulant les concepts qui les portent habituellement : « Si toute apparition sensible est ouverture du monde, force est de conclure qu’un sujet sentant doit être capable de se rapporter au monde comme tel, c’est-à-dire de transcender le sensible fini vers le monde. Une telle transcendance ne peut être ouverte que par le désir ; lui seul atteint le monde comme excès interne à l’étant, lui seul a le monde à sa portée… À l’insatiabilité du désir correspond cette profondeur qui, irréductible à tout être sensible, ne se donne qu’en lui parce qu’en lui elle se préserve ; c’est en n’étant pas autre que le sensible que le monde parvient à en différer, c’est-à-dire à le transcender radicalement. » (p. 23) Enrouler, dérouler dans cette circularité logique qui s’avère ici d’autant plus fertile de ses propres résultats que ceux-ci sont déjà tous contenus dans leurs prémisses. Finalement le monde comme mouvement, c’est le procès éternel du monde : « Ce mouvement du monde vers lequel nous conduit celui du sujet ne saurait évidemment être compris (…) comme s’il était un mobile d’une espèce particulière. Ce mouvement du monde est vraiment le sien, c’est-à-dire à la fois celui dont il est la source et celui dont il provient : il s’agit d’un mouvement qui va du monde vers le monde, d’un mouvement par lequel le monde se fait monde, bref d’un mouvement de mondification… Le monde est toujours déjà là, au titre précisément de son propre mouvement de mondification… Le mouvement du monde est un mouvement dont le monde est d’une certaine façon le sujet…  » (p. 27) C’est chaque fois par association, à la fois naturelle et logique, que les concepts s’accouplent en vérités d’autorité mutuelle : « Au sein de ce procès, trois sens du monde peuvent être distingués : il y a le monde comme fond, pour ainsi dire source ou sujet du procès ; il y a le monde comme la mutiplicité différenciée à laquelle donne lieu la sortie hors du fond, ou encore comme cosmos ; il y a, enfin, pour autant que l’indifférenciation du fond ne cesse de perdurer au sein de ce qui la brise, le monde comme totalité, celle-ci n’étant que le sédiment ou la trace de l’indivisibilité du fond au sein du multiple auquel il donne lieu… » (p 29) Quand une difficulté se présente, le concept qui la porte se voit attribuer une place plus prépondérante dans l’articulation de la démonstration : « Il suit de tout ceci que l’idée de fond doit elle-même être dépassée ou déterminée à travers celle de puissance, que c’est dans cette dimension que se réalise véritablement l’identité des trois dimensions que nous venons de distinguer… Or, s’il est vrai que ce procès est bien celui du monde, se confond avec le monde lui-même et est donc aussi infini que celui-ci est éternel, force est de comprendre cette puissance comme cela qui renaît de ses oeuvres, loin d’être épuisée par elles, comme se nourrissant de ce qu’elle donne, s’augmentant de ce qui la diminue (…) est surpuissance au sens où elle excède toujours et par essence toute mise en oeuvre finie… » (p. 30) La notion de ‘puissance’ réapparaît ici (et plus loin dans la théorie du sentiment) comme l’héritage le plus fécond de l’aristotélisme, au sommet d’une ontologie et de ses prolongements tous bien contestés depuis, d’une efficacité rendant néanmoins l’explication de plus en plus séduisante : « Dès lors, ce qui semblait difficile à penser, à savoir une transcendance sans altérité, ou encore un excès vis à vis du sensible qui est en même temps un excès du sensible lui-même, s’éclaircit à la lumière de cette approche dynamique. Cette profondeur intérieure ou ce débordement du sensible par rapport à lui-même renvoient à la puissance qui s’exerce ou se déploie en lui. (…) le monde, ressaisi en son sens le plus profond, à savoir comme l’indistinction de la puissance et de ce qu’elle dépose, n’est autre, quant à lui, que ce tissu conjonctif qui est en même temps disjonctif, cette étoffe qui est pour ainsi dire sa propre déchirure. » (p. 34) Cette complétude, qu’on peut voir aussi comme un remplissement et un débordement par l’usage des concepts de vie et de mouvement, se présente finalement comme certaine et irrévocable, finie et infinie à la fois, de par ses vertus propres, quoique toutes émergeant de concepts éminemment métaphysiques. « Telle est la singularité de ce procès de mondification que nous tentons de mettre à jour : son mouvement de production est un mouvement d’apparition, en se faisant être il se fait apparaître… Cet apparaître est exactement celui du sensible, pour autant que celui-ci enveloppe nécessairement une dimension inapparente, une profondeur dans la transparence, une opacité dans la clarté… Ce surcroît d’apparaître, cette sortie de l’obscurité qui affecte le sensible, ne pourra être que l’oeuvre d’un sujet, qui prolongera ou reprendra à son propre compte, à la faveur de son mouvement propre, ce mouvement de manifestation en quoi consiste le procès de mondification. » (p. 37)

Grâce à cet ensemble complexe d’équilibres savamment dosés, l’auteur parvient dans la seconde partie de son ouvrage à la conception de sa propre théorie du sentiment ; d’une part exposée de manière systématique ; d’autre part, au travers d’une critique d’autres phénoménologues qui y ont eu recours. Une définition d’abord : « Il s’agit bien d’un vécu mais d’un vécu qui, par sa portée, transcende le plan du perçu, ne se confond pas avec l’avancée désirante et signifiante ; en vérité, il est plutôt la dimension la plus profonde, pour ainsi dire motrice de ce désir, pour autant qu’il n’y a pas de désir sans initiation originaire au désiré en son inaccessibilité même. Cette dimension d’existence vécue qui ouvre le monde auquel le sujet appartient en franchissant le mur de la perception est celle du sentiment. » (p. 178) La puissance de la mondification a engendré le sujet et c’est la puissance propre du sujet qui engendre le sentiment, d’emblée posé comme se situant au-delà de la perception et, bien plus subtil encore, au-delà de l’émotion. Dans ce chapitre parfaitement inédit, Renaud Barbaras s’impose vraiment comme un métaphysicien de très grande envergure, si bien que ce n’est sûrement pas sa compétence en ce domaine que je serais tenté de critiquer, mais bien cette hypothèse originelle d’une totalité-monde conçue comme absolu, commencement et possibilité de tout événement. Son succès théorique tiendrait à ce que l’une après l’autre, s’enrichissant mutuellement, ses issues se trouvent toutes enrichies primitivement, et ‘phénoménologiquement’ il faut bien le souligner, de la surabondance et de l’excès de ‘puissance’ contenus dans le monde. Cet excès se traduit par des spécificités remarquables – sentiment n’est pas émotion – et par des dépassements qui visent cette fois une transcendance qui est le domaine propre du sentiment, où tel sentiment va se développer lui-même et s’exprimer. « Le sentiment doit être distingué de l’émotion et, pourrions-nous ajouter, des affects en général. Ceux-ci expriment un certain rapport à un monde déjà donné et à ce qui surgit en lui, ils relèvent de la sphère affective au sens restrictif de ce que nous éprouvons au contact avec l’extérieur, de ce qui advient en nous à la faveur de notre commerce avec le monde. L’émotion n’ouvre donc qu’à des événements ou des étants intramondains, ou plutôt elle présuppose cette ouverture. La portée du sentiment est tout autre : le sentiment ne répond pas à un événement du monde déjà-là ; il ouvre bien un monde et, en ce sens, est du côté de la connaissance. » (p. 183) Beaucoup n’hésitent pas, même aujourd’hui, à faire coïncider conscience et représentation, et même exactement à les identifier. D’un régime ontologique classique, nous passons en régime gnoséologique : nous découvrons une percée plus singulière, bien au-delà d’un psychologisme trop fréquent dans la pensée contemporaine. « Mais si le sentiment donne à connaître, dévoile, c’est-à-dire vise quelque chose, cette visée n’est pas celle de la connaissance, objectivante et représentative : elle excède le plan de la représentation, déborde le niveau des objets, c’est-à-dire des apparences, au profit d’un monde. C’est donc une noèse singulière, qui convient à la profondeur et l’indétermination d’un monde. » (p. 184) C’est en cet au-delà, je suppose, que se dessinera la voie d’une esthétique (et d’une érotique, l’auteur tenant à les associer) bien différentes de celles qui ont été conçues jusqu’à ce jour. « L’ouverture du monde par le sentiment est la condition originaire de sa connaissance sous forme d’objets comme des émotions que peuvent susciter les objets. Le sentiment est, en ce sens, une dimension d’existence à la fois pré-cognitive et pré-affective ; visée du monde même dans la passivité et le dénuement du pur accueil. » (p. 186) La ‘séparation’, qui faisait l’objet de tout un chapitre dans ce livre, ne sépare plus tout à fait maintenant : elle devient l’occasion d’une illustration et d’un exhaussement comme nous l’avons vu chez Stephen Jourdain ou plus récemment encore, chez Paul Audi. « Par le sentiment, nous sortons de l’insularité de la conscience, nous surmontons notre exil ; en cela, il n’est plus synonyme de séparation, d’enfermement dans l’immanence… Le sentiment n’est donc pas une épreuve confinée à la sphère de la conscience, il n’est pas non plus fusion et donc abandon de soi : il est participation au monde, à la transcendance du monde et qui dit participation dit bien extériorité et différence insurmontable. (…) Le sentiment est l’épreuve de la transcendance du monde dans son inaccessibilité fondamentale ; il est la découverte de la perte, non pas tant au sens de celle de quelque chose qui manquerait que comme perte faite épreuve, déchirement vécu… » (p. 189) Le monde comme totalité ‘charbonneuse ‘ (je l’ai souvent écrit ainsi), enfermé dans sa propre condition d’un ‘repos’ figé en lui même, immuable de perfection, s’est déchiré en donnant naissance à un sujet. C’est celui-ci, dans l’épreuve même de sa condition, le langage ajoutant à son tour des structures toujours plus spécifiques et déterminantes, qui révèle le monde dans son infinitude et sa profondeur : perfection ou accomplissement de vie réalisés par une ‘puissance’ de mouvement – toutes oppositions ou contradictions conciliées par la dynamique de cette manifestation. « Le sentiment ouvre un monde en s’éprouvant lui-même, ou plutôt, il est l’identité originaire et encore secrète de cette épreuve et de cette ouverture : en cela, il est cette confiance et cette générosité… en quoi consiste la véritable profondeur.  » (p. 194)

Renaud Barbaras va donc s’appliquer à défendre et illustrer sa théorie du sentiment par la critique de quelques auteurs parmi les plus brillants au firmament de la phénoménologie contemporaine : Henry, Merleau-Ponty, Heidegger, Maldiney. Il insistera donc à la fois sur la percée réalisée par chacun d’eux, découvrant ainsi dans la foulée la faiblesse même de leur système heureusement compensée par sa nouvelle contribution. J’insisterai uniquement sur Michel Henry dont j’ai abondamment exposé et défendu l’esthétique dans ce blog, qui reste évidemment le plus remarquable de tous par ses formulations dérivées de celle d’une auto-affection fondant toute sa phénoménologie de la vie. Et c’est bien là que va porter la critique de Renaud Barbaras, non sur l’auto-affection en elle-même mais sur le fait, d’après lui, qu’elle dérive d’une perception, elle-même dépendante d’un voir, créant ainsi une dualité, une coupure irrémédiable. Mais nous sommes devant deux perspectives inconciliables : ce n’est plus le monde extérieur au sujet qui ferait problème mais le sujet extérieur au monde ! D’abord, l’évidence : « Dans l’affectivité, c’est bien le sujet qui s’éprouve lui-même, sans la moindre distance, et c’est pourquoi elle est auto-affection. » (p. 196) Puis la critique partant de la définition proposée d’un monde comme totalité plénière réunifiant tous les contraires imposés par l’expérience et les types d’analyse qu’elle a provoquée : « Il n’est pas difficile d’apercevoir en quoi notre théorie du sentiment est au plus loin de cette perspective. Cette théorie vient brouiller les distinctions henriennes, de sorte que l’on peut dire qu’elle se situe par-delà la dualité du monisme et du dualisme ontologiques, tels que Michel Henry l’entend, mais à la faveur d’une radicalisation et d’un approfondissement de ce monisme. En effet, force est de reconnaître que le sentiment consiste en un accès à soi original, en un approfondissement de soi qui n’est en aucun cas de l’ordre de la réflexivité, du regard sur soi. En ce sens, le sentiment relève d’une forme de proximité à soi qui, d’une certaine façon, est encore plus radicale que celle de Michel Henry… Dans le sentiment, le sujet ne paraît pas : il disparaît plutôt car rien n’est éprouvé… Il s’agit d’une expérience absolument originale, qui n’est pas tant épreuve d’un contenu, même affectif – puisqu’elle est en vérité dépouillement de tout contenu – que contraction d’une existence, c’est-dire d’une certaine façon naissance. » (p. 195) Sujet et sentiment – qui lui est pour ainsi dire constitutif – prennent naissance dans le monde et c’est en lui, en son opacité ou compacité même, partant de lui, que toute expérience est rendue possible. Renaud Barbaras a fixé les cadres d’une nouvelle ontologie et il s’y tient, chaque terme surgissant pour en délivrer une caractéristique précise, renvoyant chaque fois à une autre appartenant chaque fois à un autre terme, mais en une même et unique totalité vivante. Pas un instant nous ne nous éloignons de ce principe des principes, et c’est lui qui nous ramène effectivement à l’unité et à la stabilité de son propre mouvement générateur et stabilisateur, soit le même principe d’équilibre ontologique. La ‘déchirure’, ou la ‘distance’, conçues si dramatiquement dans d’autres systèmes sont ici, nous voyons bien, manifestations de vie, de richesse de vie, et l’unité leur appartient finalement dans l’unité d’un même monde animé de la même ‘puissance’. Ainsi : « …c’est bien la distance qui commande toute phénoménalité puisque la teneur propre de ce que nous pourrions nommer l’archi-auto-affection pure qu’est l’ipséisation du sujet, en quoi consiste le sentiment, est une hétéro-affection – mais cette distance a pour portée celle du monde et c’est la raison pour laquelle le vocabulaire de l’affection est proscrit. » (p. 198) En ne m’éloignant pas du monde, je ne m’éloigne pas de moi-même, je reste dans le même mouvement processuel. Et c’est en quelque sorte le même type d’enchaînement des raisons qui fonctionne ici : « À nos yeux, toute phénoménalisation repose sur l’ostentation du monde, est commandée par elle… la formule ne vaut pas seulement pour le monde mais pour le sujet lui-même : la phénoménalisation du sujet lui-même, cet accès à lui-même en tant que lui-même que désigne le sentiment, est commandée par l’ouverture du monde comme tel. » (p. 199) Sentir se produit à l’intérieur de ce monde, exprime la phénoménalité de ce monde en regard de lui-même, n’éloigne donc jamais sujet et  ob-jet qui se font face au cours du même procès de mondification. Sans dualité d’exclusion, sans séparation ontologique. « Il s’agit donc, dans le sentiment, d’un sentir qui va plus loin que le voir et qui, dans cette mesure, se sent pleinement parce qu’il n’est plus séparé de lui-même par les affects suscités par l’objet. Le terme sentir, en la plénitude de son sens, convient ici tout à fait puisqu’il est indistinctement et nécessairement sentir du monde par-delà la perception et se sentir soi-même par-delà l’affection : cette épreuve est bien celle d’une désaffection de tout contenu, qui est corrélative de l’ostension de ce rien d’étant qu’est le monde. Le plus propre est ce qui ouvre à l’autre, à l’altérité du monde. Il n’y a donc au fond qu’une seule ouverture originaire, la seule qui permette de passer par-dessus la scission archi-événementiale, dont les modalités indissociables sont l’ostension d’un monde (plutôt que la perception) et l’avènement de soi (plutôt que l’affection de soi par soi. » (p. 202)

Nous pourrions reprendre cette image de la tradition, celle du collier dont toutes les perles, bien que séparées, sont reliées par le même fil et le même lien en un unique ensemble, une unique parure cohérente et solide : « Le sentiment est constitutif du désir, il en est pour ainsi dire la dimension la plus intérieure… En ce sens il est possible d’avancer que le sentiment est au désir comme la matière à la forme, que le sentiment fournit au désir le sol sur lequel va s’exercer son pouvoir de phénoménalisation. (…) Expliquons-nous. Le sentiment est caractérisé par une radicale passivité qui, loin d’exclure toute intentionnalité, est la seule modalité d’ouverture convenant au monde tel que nous l’avons décrit, bref à la profondeur. Il est le point où la présence à soi est absence de soi, l’entrée en soi plongée dans le monde, lieu de communication secrète entre le plus soi-même et le tout autre. Ce niveau est celui de la subjectivation originaire, qui ne peut en toute rigueur advenir qu’à travers ce qui fait l’être du sujet, à savoir son inscription dans le monde. Ici, l’ipséisation a pour condition et pour teneur propre l’ouverture à la profondeur d’un monde, l’être soi-même n’a de sens que comme ouverture au non-soi. Bref, le sentiment est à la racine du j’existe… le sentiment est sentiment d’existence. Mais c’est au double sens de mon existence et de celle du monde. » (p. 259) C’est ainsi que le sentiment acquiert sa plus haute valeur, ou ici son plus haut coefficient ontologique : il est ‘dans’ le monde, il est ‘du’ monde tout en manifestant sa transcendance sublime mais partant toujours de son irrécusable présence, de son écrasante immanence. C’est un accomplissement qui passe, bien entendu, par un sujet, mais ce sujet est également ‘dans’ le monde et ‘du’ monde, ce qui peut lui conférer une suprématie et une rayonnante noblesse mais lui conserver surtout une réalité en tout point incontestable. « … La subjectivité doit être ressaisie à deux niveaux distincts, qui ne se différencient pas comme un moment inintentionnel et un moment intentionnel, une hylé et une noèse, mais plutôt comme une passivité et une activité correspondant aux deux portées de l’ouverture. On pourrait dire que le sujet se reçoit lui-même, dans la passivité première du sentiment, en recevant la pure profondeur du monde. On a affaire ici au point de naissance ou au lieu d’origine du sujet, qui est donc affectif. Mais le sentiment se prolonge et se réalise dans le désir par lequel le monde se phénoménalise et, à ce niveau, le sujet s’accomplit comme destinataire des étants, comme sujet du sens, sujet intentionnel proprement dit. » (p. 260) Pour que la question de la poésie réapparaisse, comme elle avait été annoncée au début, il faudra opérer une reprise, je suppose, de la question du langage. Ce sera sans doute dans un prochain ouvrage. Je n’irai pas plus loin dans ma propre critique – et quels reproches adresser à un si brillant dialecticien ? – car j’ai formulé mon reproche principal d’entrée, dès mes premières lignes. En philosophie, il est des intuitions originaires qui se contredisent radicalement : les confronter entraîne à de vaines polémiques. Et j’ai assez dit dans tous les articles précédents que le sujet en première personne est le seul fondement de la connaissance, le plus concrètement éprouvé (l’incassable cogito cartésien), pour ne pas répéter mes arguments. Reconnaissons que d’un point de vue métaphysique, ils s’équivalent, bien qu’en sens inverse – une philosophie de la subjectivité vs une philosophie naturaliste – avec ceux qu’expose avec tant d’éloquence Renaud Barbaras, tous découlant de sa propre assertion de départ et de son intuition originaire. Mais je me défends d’un tout autre point de vue aussi, celui de la critique devenue traditionnelle de la métaphysique : le ‘monde’ évoqué en toutes ces pages n’est-il pas d’abord une abstraction, et de plus, que j’opère moi-même, une ‘pure pensée’ ? Je n’irai pas plus loin et je mets donc un point final à cette recension, avec cette dernière remarque toutefois : a-t-on jamais pu échapper aux inévitables flottements d’un propos métaphysique et n’est-ce pas là une limite infranchissable à toute philosophie ? Je me demande…

(1) Renaud Barbaras : Métaphysique du sentiment, édit. du cerf 2016

(2) Je pense principalement à Frédéric Nef : Qu’est-ce que la métaphysique ? Folio-essais 2004 et à Claudine Tiercelin : La connaissance métaphysique, leçon inaugurale de sa chaire au collège de France, e-book 2013.

Pour voir : https://www.youtube.com/watch?v=6tJZAXbQVWw

J’aborderai prochainement son livre : le ciment des choses… Et de la métaphysique !

(3) À ce sujet, je reviendrai bientôt aux propositions du ‘dernier’ Marc Richir…

(4) Renaud Barbaras : Introduction à une phénoménologie de la vie, Vrin 2008, et Dynamique de la manifestation, Vrin 2013

Passant (6) La leçon ‘orientale’ de François Jullien

J’ai déjà eu l’occasion, et à deux reprises, d’explorer la pensée de François Jullien, choisissant une première fois d’examiner les nouvelles perspectives esthétiques qu’il proposait en s’inspirant de l’exemple chinois (Cette étrange idée du Beau : 16.04.2010) ; une seconde fois, en tentant de situer plus précisément ses concepts métaphysiques si étroitement en rapport avec ceux de l’Orient, mais c’est toujours de la Chine qu’il s’agit, en contraste absolu avec les fondements idéaux de notre Occident (À quelle distance de l’Orient ? : 08.05.2015). Je signalais par ces mots le contenu invariable de ces riches analyses, passionnantes parce qu’elles manifestent à la fois une grande compréhension et une incontestable fidélité à l’esprit chinois (1), et une profonde connaissance des problématiques philosophiques occidentales, en particulier contemporaines, notamment le passage de la ‘métaphysqiue’ à la ‘phénoménologie’. J’avais écrit :  » C’est à chaque page que l’on trouve tel aperçu révélateur de la ‘pensée’ chinoise, tant et si bien résumée à chaque étape qu’elle se retrouve tout entière à chaque fois en pleine cohérence avec elle-même et, bien entendu, en contradiction flagrante avec la ‘pensée’ occidentale et ses repères estimés les plus fermes. Pensée dynamique du ‘mouvement’, de l’instabilité, de l’énergie, où il convient de ‘jouer’ plutôt que ‘lutter’, sans soumission à la définition d’autorité logique mais toujours en adaptation la plus souple possible avec les ‘flux’ de la vie. » Dans son nouveau livre (2) : Vivre en existant, François Jullien poursuit son exploration jusqu’à tracer cette fois la perspective d’une éthique radicalement neuve, mais toujours inspirée par la tradition millénaire de la Chine ancienne. Ce sont des pages de philosophie vivante, avec la puissance intellectuelle de connaissances très approfondies et le rayonnement spirituel d’un engagement gnoséologique assez exceptionnel à cette heure.

Contre la pensée d’Occident, et dans l’inspiration ‘orientale’ des Chinois, il s’agit une nouvelle fois de proposer des concepts non point en eux-mêmes inédits, mais qui ouvrent une nouvelle perspective, cette fois encore dans le prolongement d’une tradition qui nous fut longtemps radicalement étrangère, même lorsqu’elle commençait d’être importée chez nous dès le 18ème siècle, et cohérente néanmoins, associée à des aperçus plus récents de notre philosophie contemporaine, la phénoménologie comme je l’ai dit et même, en particulier, l’existentialisme sartrien. D’abord la critique de la ‘métaphysique’ comme l’a initiée Heidegger, de l’ontologie née en Grèce, une critique portant sur les concepts, ces abstractions forgées par les Grecs soucieux de s’affranchir de l’obsédante prégnance des mythes, mais abstractions qui avaient éloigné du ‘vivre’ comme la philosophie contemporaine s’en préoccupe depuis Sartre et quelques autres – où l’on voit donc l’originalité de ce nouveau chemin de pensée : « … la philosophie n’a-t-elle pas recouvert ce vivre sous ses partis pris ? Car elle l’a rangé sous l’Être. Elle a notamment enseveli ce que vivre a d’éminemment singulier sous l’abstraction du concept élevant à la généralité ; comme elle en a recouvert l’essentielle ambiguïté sous son ananlyse des essences, celles-ci promues en objets – distincts – de la connaissance. De là que, dès Platon, la philosophie ne peut plus penser vivre selon ses deux traits fonciers, qui vont de pair, de l’ambigu et du singulier ; mais a reporté vivre dans la ‘vraie vie’, l’alethes bios, dans le Là-bas de l’idéal : vivre ici et maintenant n’y peut plus trouver de consistance et s’y trouve ‘dépassé’. » (p. 12) Le ‘vivre’ rejoint le singulier – nouvelle approche donc du sujet – et sauve de cette illusion née de la croyance en un autre monde, fût-il celui des pures essences comme l’auraient rêvé Platon et ses continuateurs, en tout cas les platonismes d’école. Autant de voies bien connues de la philosophie classique – celle qui s’enseigne jusqu’à nos jours à l’Université – et toutes parvenues à autant d’impasses dont il faut bien nous sortir de toute urgence en ces temps de crise. « Mais que reste-t-il alors de prescriptif nous enseignant comment vivre ? Avec l’étiolement de la moralité religieuse, un terrain n’est plus occupé. Un terrain est laissé vide aujourd’hui tant par la philosophie, indexée qu’elle est, depuis les Grecs sur la ‘science’, que par un religieux dogmatisé vis-à-vis duquel la foi requise s’est vu dévaluer dans la modernité. Sur ce terrain déserté, abandonné à la friche, prospère l’ivraie de ce qu’on a nommé le ‘développement personnel’… » (p. 13) François Jullien s’est attaqué de nombreuses fois à la philosophie bon marché du ‘nouvel âge’ et je ne crois pas utile d’y insister à mon tour. Mais il n’est jamais vain de répéter à quel péril on s’expose en se réfugiant dans des systèmes conceptuels à la fois trompeurs et aliénants, ceux-ci d’ailleurs tout aussi nuisibles que ceux des dogmes persistants des religions du passé. Ce n’est pas tant sa pauvreté philosophique et les incantations constamment répétées pour la dissimuler qu’il lui reproche, mais bien ses incompétences conceptuelles et donc son incapacité à ‘analyser’ et à ‘construire’ – autant de points sur lesquels j’ai déjà formulé des reproches similaires. Que faire donc ? Partant de là ?

La tâche n’est pas facile car il faut restaurer les concepts, en trouver de nouvelles significations ou, au moins, en susciter le sens profond oublié ou négligé. Ainsi d’abord le ‘vivre’ qu’il ne faudra plus confondre avec le biologique, le métabolique de nos fonctionnements vitaux élémentaires. Car ceux-ci, en vue d’une adaptation la plus conforme possible aux simples besoins de la vie – se nourrir, se reproduire, mais encore se protéger, jouir même de toutes ses satisfactions vitales – nous entraînent à fixer des habitudes et des convenances, certes rassurantes, mais qui immobilisent les élans de la vie visant à plus d’intensité, de dépassement, d’invention de soi en vue d’un perpétuel enrichissement. Contre tout ce qui nous retient, nous entrave, même par sollicitation vitale d’un contentement ‘ordinaire’, il faut se rebeller pour délivrer d’autres aspirations plus secrètes de la conscience en voie de personnalisation. « Je nommerai proprement ‘désadhérence’ cette capacité qui fait entrer en scène la conscience en la détachant du vital ; par suite, qui fait émerger la position du sujet et permet à celui-ci de commencer de se ‘tenir hors’ et d’ex-ister. Ce qu’on peut dire aussi bien à l’envers : plus de la conscience en moi se déploie, moins je suis pris par (dans) mes adhérences, absorbé, ‘englué’ par elles, comme a dit Socrate ; et de cette désadhérence, de ce recul ouvert, naît en retour la réflexivité qui fait la conscience et qualifie le sujet. » (p. 27) Conscience augmente le vital ; conscience oriente vers des biens plus chers que la satisfaction, vers ce qu’il faut bien appeler dépassement, au-delà du vital et de ses équilibres propres, limités à ses seules fins. Conscience ouvre donc une voie éthique caractérisant l’humain comme tel, et bien entendu nous le savions déjà, mais il s’agit d’une voie hasardeuse que les cultures passées n’ont pas bien assurée, parce qu’exigeant une créativité en perpétuel renouveau, une ‘intelligence’ de soi-même et du monde en réinvention permanente : une mobilité d’esprit, un nouveau sens offert à notre vitalité, cette fois pour exister, ex-ister comme l’écrit et s’en explique François Jullien. « Si ‘conscience’ n’est pas un mot creux, une noix vide, le hochet dont s’est trop aisément contenté le bon vieil humanisme, c’est que la conscience procède de ce pouvoir de se retourner contre la condition d’adhérence dans laquelle elle tient impliqué le vital et dont se détache alors la position du sujet. » (p. 29) Dans des pages nombreuses, brillantes et convaincantes, notre auteur explique ce que signifie et tout ce qu’implique ce ‘dé’ de déshadérence, et comment il oriente vers une neuve compréhension de ce qu’il faut entendre par ex-ister, en ré(s)istant contre tout ce qui nous englue, nous enlise ; ce sont ses propres mots, et je crois qu’ils seront faciles à recevoir dans le contexte actuel de remise en question de tous nos repères civilisationnels. « On en déduira sans peine, soutirant un terme de l’autre, qu’ex-ister procède élémentairement de ré(s)ister : que ‘se tenir hors’, émergeant, en essor, c’est ‘se tenir adversativement’, en faisant face, comme le dit la ‘stase’ grecque, réactivement en même temps qu’aggressivement (ce ‘réactif’ n’est pas passif). L’existence se mesure, autrement dit, à sa capacité de se dégager de l’inerte en l’affrontant. De là, que la résistance n’est pas seconde, postérieure-extérieure, mais qu’elle est interne et même originaire ; et que c’est à partir de la résistance, à travers elle, que l’existence se promeut et d’abord se détache… que de la tension née de la résistance résulte l’indentité de l’existence. » (p. 46) Suivent des pages très nombreuses et passionnantes, j’insiste, pour dénoncer efficacement l’enlisement et quasiment son contraire asymétrique, le basculement, et finalement leur intention la plus secrète, d’inspiration purement vitale : le désir de durer !

Mais cette fonction vitale – et je ne dis pas cet instinct qui commande et dirige sans réserve, on sait bien, toute l’animalité – qui nous a fait naître et qui, d’abord, nous a déterminés durant des années, n’a pas dit son dernier mot. La conscience qui en est issue peut encore nous inspirer des concepts exposés aux défauts dénoncés plus haut, et à un constant retour, tentative du moins, à une spéculation métaphysique qui servirait à nouveau d’abri, d’enfermement en autant de mensonges conceptuels camouflant une impuissance éthique pour ainsi dire restaurée, autant par peur que par paresse. Affronter le vrai désormais, c’est se mobiliser contre des concepts tentateurs, des démissions qui se cachent sous la promesse ou la satisfaction renouvelée à ‘bien’vivre’. Le concept de ‘présent’ mis à la mode de nos jours, par exemple : « Mais dès lors qu’on parlera d’un définitif interne au présent, d’un absolu perçu dans l’ici et le maintenant, c’est-à-dire d’une capacité d’exister qui se dégage du sein du vivre, y découvrant des possibles d’où se promeut un sujet, et n’est plus en attente de rien d’autre, et d’abord de son prolongement temporel -, de quel décollement n’est-on pas menacé ? Le danger est toujours là qui rôde, dès qu’on touche à l’absolu, de reverser dans la métaphysique, son vieux langage, et ne serait-ce déjà que du fait de la langue même et de son ornière, en premier lieu de sa grammaire. De là la nécessité de reconsidérer cette capacité au ras du vécu, au plus près de sa phénoménalité… » (p. 144) La vérité, son visage nouveau découvert, exigera une autre approche du réel pour se ressaisir elle-même et se protéger des ivresses idéologiques. C’est alors que la leçon phénoménologique est retenue, telle qu’elle s’énonce depuis son inventeur moderne, Husserl, et telle qu’elle s’est développée chez ses continuateurs les plus fins et les plus profonds ; en France, Maurice Merleau-Ponty et Michel Henry. (3) « Décrire, ‘simplement’ décrire, pour ne pas rater l’existence, ce sera donc d’abord ne pas expliquer… Si l’explication est à rejeter, c’est qu’elle rend compte de la ‘chose’ à partir d’autre chose, en effet, d’un dehors de la chose qui en est la ’cause’, cet ex- de l’ex-pliqué… Certes on ‘connaît’ la chose par la cause, mais aussi ne l’a-t-on pas déjà perdue ? Son existence même, dans son ici et maintenant, ne nous a-t-elle pas échappé ? (…) Comprendre la chose, c’est-à-dire en l’intégrant, par un travail de liaison, à quoi vise l’explication, c’est du même coup la délaisser… De ce que (dès que) je dis ‘parce que…’, j’ai déménagé de la chose même ; j’ai délaissé l’expérience que j’en fais : j’ai déjà quitté l’existence. » (p. 149) C’est à ce point que les nouveaux développements de François Jullien deviennent les plus excitants, l’éloignant lui-même de ce qu’il nous avait proposé jusque là, mais toujours à proximité d’une phénoménologie exigeante, conquérante, et d’une redécouverte bouleversante de cette vérité éclatante de la tradition chinoise, celle du taoïsme, c’est évident, et telle que le développement des arts chinois l’a illustrée. Partant toujours de la même critique : « De là que les Grecs, élaborant dans la pensée, ont d’emblée tenu l’expérience à distance, et par suite l’existence, sous ce surplomb régissant de la causalité, et n’ont pas décrit… Or la grande rivale de l’explication que les Grecs ont magistralement installée à la base de tout savoir, pour qu’il soit un savoir, cette rivale moderne qu’est l’interprétation, fait de même : elle aussi nous détache, et même ostensiblement, de l’existence, en inscrivant dès l’abord ma perspective dans ma perception – or ne faisons-nous pas toujours qu’interpréter ? » (p. 150) Nous remontons ainsi à l’exigence phénoménologique devenue incontestable. L’ex-istence désarrimée de l’exigence vitale révèle l’importance désormais capitale de l’apparaissant nu, du phénomène comme tel… « C’est lui seul qui constituerait l’expérience ; livrerait, telle qu’en elle-même, l’existence… C’est lui qui nomme le corrélatif de la description, en dessine définitivement l’horizon. Le ‘phénomène’ ne nomme en effet rien d’autre que l’apparaissant, to phainomenon, se gardant par là de tout dépassement. Il nomme à lui seul ce qu’il ne faudra plus quitter… ce phénomène n’en appelle à rien d’autre : il n’est en quête d’aucune justification qui le dépasse : l’existence en lui n’est plus débordée. Cet apparaître qui est le sien, en effet, ne renvoie à rien, il n’indique absolument que lui. (…) Non seulement l’apparaître n’est plus apparence, il est ce qui seul existe. Et décrire notre expérience des choses ne sera dès lors jamais autre chose que décrire la manière même dont elles nous apparaissent : en distinguer une chose ‘en soi’ ne serait qu’un mirage – en quoi se trouve effectivement ruinée la construction de la métaphysique. » (p. 154)

Les développements qui suivent ces constantes reprises d’une critique de la métaphysique sont très denses, très savants et toujours d’une belle éloquence chez François Jullien. Parvient-il pour autant à vaincre ce dualisme imposé par l’expérience ordinaire de sens commun, consacrée par la langue et la grammaire comme il le reconnaît, pour ‘déconstruire’ ce dualisme de l’apparaître qui sépare toujours finalement l’apparition comme mouvement et l’apparition comme résultat (‘étale’ sous nos yeux dit-il) ? L’affaire n’est pas mince, je l’ai souvent dit, malheureusement trop souvent par allusions, qui va des critiques d’Aristote aux querelles de la phénoménologie contemporaine. Chacun de mes lecteurs le sait : comment ne pas concevoir les idées comme des choses – une erreur que tente d’exorciser François Jullien – et comment concevoir la double face d’un réel visible obéissant à une physique causaliste et d’un réel invisible de consubstantialité ? Sans oublier par conséquent les querelles portant sur le statut de l’image, cette fois augmentées de considérations sur les conceptions esthétiques de la tradition chinoise, en particulier sa conception du Paysage. (4) Au fil des pages néanmoins, l’apparaître se définit de mieux en mieux comme un ‘processuel’ qui s’apparente au genre du mouvement que nos Anciens avaient si bien su distinguer eux aussi. Quand je rappelle sans cesse l’impensable aporie du logion 50 de l’Evangile selon Thomas qui signale notre marque distinctive comme « un mouvement et un repos », je pense proposer, et je le maintiens, un dépassement du paradoxe initial où se cache la plus secrète vérité de la manifestation. En abordant moi-même les questions posées – et j’y reviendrai de nouvelles fois – du ‘noumène’ et du ‘phénomène’ ; en proposant mes concepts d’apparaissance qui s’écrit aussi apparessence, j’ai tenté de vaincre cette difficulté apparemment incorrigible de la pensée intrinsèquement ‘dualiste’. Sans oublier cette ‘luminescence’ de l’idée que j’imagine manifestée de l’idée même, vivante et rayonnante : « l’Idée se » comme l’a écrit Stephen Jourdain en un raccourci de formule si mystérieux pour traduire une immanence ‘miraculeuse’, une im-médiateté de la création ‘au commencement’… C’est le genre du ‘mouvement’ que pas à pas F. Jullien promeut à l’avant de son éthique : principe de création auto-suffisant que la nature incarne en tous ses aspects et au plus fort dans l’animation de nos propres mouvements de conscience et de connaissance. Et si le ‘moi’ peut sembler paraître un (possible) figement de ce mouvement perpétuel d’auto-création, il doit être aussi neutralisé pour laisser la place au sens le plus pur de la manifestation, gratuite et imprévisible. « De là enfin en découlera que ce phénoménal soit conçu non plus comme ‘étant’, relevant de l’Être, mais ‘advenant ainsi’, et donc de l’ordre du processuel ; par suite que s’y résorbe le point de vue de l’essence ou du ‘qu’est-ce que c’est ?’ donnant à identifier ce ‘ceci’ ou ce ‘quelque chose’ ; et que l’apparaître en renenouvellement infini, par ce retrait de l’ontologie, puisse être en effet toute l’existence. » (p. 174) La phénoménologie ayant pour principal ressort depuis sa fondation le concept d’intentionnalité, il est à son tour détrôné par le pur mouvement de l’ainséité du monde comme tel. « De la neutralisation de l’intentionnalité résulte une évacuation du sens, plus radicale encore que sa ‘suspension’… Car si la disponibilité, à bien l’entendre, est cette disposition élémentaire d’abstinence de l’esprit, évidant le ‘soi’ et défaisant toute position du sujet, s’y dissout du même coup toute visée signifiante en même temps que toute attente de message ou ne serait-ce que d’indication : la disponibilité descriptive est d’en rester au seul régime réactif de l’incitation. Dit autrement, c’est en se libérant d’un rajout du sens qu’on accède à l’ainsi du seul apparaître. (…) ‘Perdre son moi’ n’est donc pas ‘communion’ mystique, n’est pas élan fusionnel (nul amour et pas même d’empathie), mais retrait d’une séparation qui paraissait artificielle… Dès lors que, décapant son expérience de toute orientation de l’intérêt, de toute perspective-projection d’un sujet, on perçoit toute existence ‘à égalité’.  » (p. 184) Égalité et unité du monde éprouvée au seul degré d’immanence intrinsèque d’une conscience non-duelle ? « Ne faut-il pas comprendre, ou mieux ‘réaliser’ (to realise), que c’est un même avènement d’existence qui fait continûment le monde, en promeut indéfiniment l’ainsi, dont ‘je’ fais également partie : saisir la logique d’immanence – que rien ne scinde – d’où vient la vie ? » (p. 192) Ni sujet (témoin) ni sens (du mouvement créationnel) : peut-on s’y tenir ? Et peut-on seulement le dire, l’évoquer à ce point ?

Même parvenu au point culminant de ses démonstrations – je ne cite pas son intéressante analyse des contradictions opposant le Descartes du ‘doute systématique’ au Rousseau des ‘rêveries solitaires’ – François Jullien retourne une dernière fois à une tentative de relecture de Platon et de la tradition platonicienne pour une ultime confortation de sa thèse majeure, choisissant finalement le point de vue esthétique. 1/ « Si l’on sait lire Platon contre son platonisme, on perçoit déjà que ce qui l’intéresse est moins ce statut d’un ‘hors-monde’ où s’évader, par reliquat d’orphisme, que ce que cet hors-monde permet d’obtenir d’effet moteur dans le monde, et ce en désamarrant la pensée de ce qui fait monde ou la faisant proprement ‘redémarrer’. De là que la pensée platonicienne puisse opérer par modélisation projetant sur le monde un devoir-être (celui de l’idée ou de l’eidos) ; en même temps que s’y creuse une absence éveillant le manque et, par là, tendant vers cet absolu, notre aspiration (par sa capacité d’erôs). (…) De même en va-t-il de la ‘beauté’ (de Platon à Plotin). Qu’elle relève d’un ailleurs invisible (de l’idée) est ce qui lui permet de surgir comme ‘le plus manifeste’ au sein du visible et ‘le plus désirable’… Ou encore que le Beau ne soit pas de ce monde est ce qui lui permet de crever l’écran du sensible, de nous frapper d’effroi par la puissance de son trait – en même temps qu’on ne peut que garder la nostalgie de sa perfection impossible. » C’est bien pourquoi j’avais parlé d’un ‘modèle érigénien’ qui traitait symboliquement de cette séparation des idées et du monde ‘réel’ : une séparation qui n’en est pas une dans le Tout de l’ineffable Déité ! Mais la feinte proposée ici est si subtile que je ne la retiens pas pour valable : vérité n’est pas fille d’incitation ! 2/ « L’exigence du beau – sa puissance d’appel – ne pouvait s’instaurer si l’on n’inventait pas cet hors-monde auquel confronter ce qui, dès lors, n’en sera plus toujours qu’une ‘image’ amoindrie (l’eidolon de l’eidos). Cet hors-monde inscrit moins un refuge, ou bien un refus du monde, que la condition de possibilité d’un Beau d’autant plus activement présent dans le monde, par l’injonction qu’il est, qu’il n’y sera jamais satisfait. » (p. 203) À partir d’une étude renouvelant toutes les perspectives de compréhension en profondeur de l’oeuvre de Rousseau, à partir de réflexions nées d’une méditation des grands thèmes de la phénoménologie henryenne, Paul Audi était parvenu il y a quelques années à une définition inédite de la notion d’excès (5) par ailleurs présente dans des travaux traitant de l’histoire de la mystique (Eckhart et Surin) ou d’échappées esthétiques en direction précisément de l’inassignable, indépassable (cf mes propres textes sur les ‘peintres de l’excès’). Je reviens à Jullien une nouvelle fois parce que sa tentative est vraiment louable, d’échapper à la tyrannie du concept et à l’affalement du sens. L’excès : « Il convient d’en prendre une intelligence spéculative et désintéressée : non plus au sens où c’est le sujet qui commet l’excès, dans sa conduite, franchissant indûment les limites et dépassant les bornes ; mais au sens où c’est le phénoménal lui-même, en tant qu’il apparaît, qui se trouve excédé : au sens où ce qui fait monde, dans sa complétude, se révèle ne plus pouvoir ce dont je ne fais pas moins, ici maintenant, l’expérience. Tel est l’excédant, en son sens puissant, de débordement, en son sens actif (et non pas l’excédent qui n’est que surplus quantitatif et par résultat)… Un tel excès, par ce débord du monde auquel il appelle, est ce qui, de vivre, porte à ex-ister. » (p. 215) Où la conclusions rejoint les prémisses clairement énoncées au départ : « Exister fait donc l’objet d’un constat direct et ne se construit pas dans la pensée : exister se vérifie – nous établit – à même l’expérience, qu’on ne saurait ‘dépasser’. Exister se ‘décrit’, mais n’entre dans aucune déduction de l’esprit. » (p. 246)

Peut-on vraiment réduire l’esprit – c’est quand même bien le mot employé ici – à une simple capacité de ‘description’ ? Et peut-on sacraliser à ce point le simple fait d’exister, fût-ce au prix de l’écriture radicale d’une ex-istence radicalement redéfinie, d’un ex-istant privilégiant le verbe actif au nominal fixé une fois pour toutes ? Peut-on concevoir un ‘là’ auto-suffisant dispensant de tout ‘ici’ invisible et secret, celui de l’esprit précisément comme le désigne la tradition idéaliste sans être jamais parvenue à nous convaincre tout à fait ? « L’existence, qui n’est pas de l’ordre des déterminations possibles, qui n’est pas prédicable, est une ‘absolue position’ (Heidegger) : l’existant ‘se rencontre’, il est ‘là’ ; son existence ne se ‘conçoit’ pas. Sortis de la question de l’Être, de son abstraite identité, voilà que nous pouvons nous confronter nous-mêmes, désormais, en tant que sujets singuliers, à la seule actualité d’être là, en vie, d’être ‘présents’, et sans plus être condamnés, pour autant, à l’inconsistance du vivant. Le statut d’existence, de par la seule position qu’il instaure, a fait descendre l’absolu (de l’Être) dans l’ici et le maintenant. » (p. 248) Qu’on se souvienne des textes du canon taoiste chinois qui nous sont parvenus pour nous rendre compte finalement que cet absolu ‘ici et maintenant’ est bien chinois et que l’éthique ici proposée de manière si originale est bien celle d’un naturalisme en tout point comparable à celui des Stoïciens, liquidant toute transcendance au profit d’une unique richesse d’immanence. Cela nous renvoie bel et bien à une problématique sans âge dont toute sortie serait imaginaire tant qu’elle travaillerait sur le registre de concepts demeurés immuables parce que tous issus d’une expérience irrémédiablement physicaliste des réalités ( moi et/comme monde !), nous sommes d’accord ! Peut-on tout à fait exclure le concept, et l’expérience proposée, fût-elle ‘mystique’, de l’Esprit pur surplombant toutes les catégories à la fois de toute expérience possible ? (6) Voilà qui est nettement dit en conclusion, et que je ne me risquerai pas à repousser d’un seul mouvement de main, parce que c’est aussi une expérience et une parole de l’Un, comme la tradition ‘orientale’ en est le dépôt et le garant. « Non seulement je vis, mais j’existe. Ou bien je peux laisser ma vie s’engluer dans ses adhérences, s’enliser dans sa reconduction, ne pas en sortir : ne pas ex-ister. Exister est ce verbe précieux parce qu’il est de lui-même intrinsèquement qualifiant… La vocation de l’existence – ce qui la fait se lever, émerger, se ‘tenir hors’ – est de déployer de l’infini du sein même du fini… Ce ‘spirituel’, si l’on veut garder cette catégorie valide, est plus actif de ce qu’il n’est pas de ce monde, mais dans ce monde, qui est le seul effectif : de ce qu’il creuse d’écart avec la totalisation et l’inclusion du monde, sans relever pour autant d’un autre monde… » (p. 272)

(1) Impossible de citer ici tous les livres de François Jullien. Mais je dois signaler au passage les reproches qui lui ont été adressés par le sinologue Jean-François Billeter : Contre François Jullien, Allia édit. 2006 (imprécisions de traductions et donc d’interprétations) auxquels d’ailleurs François Jullien a répondu avec le talent et l’adresse qu’on doit lui reconnaître : Réplique à *** publié au Seuil !

(2) François Jullien : Vivre en existantUne nouvelle Éthique, Gallimard 2016

(3) C’est une leçon de fond, un perpétuel rebondissement des questions : j’apporterai prochainement les nouvelles réponses de Renaud Barbaras dans son livre récemment paru au Cerf : Métaphysique du sentiment

(4) On peut lire avec profit – je le crois même indispensable : Vivre de paysage ou l’impensé de la Raison, Gallimard 2014 – Par François Jullien, le meilleur exposé actuel sur l’esthétique chinoise traditionnelle.

(5) Paul Audi : Créerintroduction à l’esth/éthique Verdier poche 2010 J’y ai consacré un article daté du 29 mars 2010.

(6) La question reste largement ouverte… abordable, qui plus est, par de tout autres entrées : j’y viendrai bientôt grâce aux Propositions buissonnières récemment publiées par Millon édit, qui sont, je pense, le testament philosophique de Marc Richir.