Réalismes (1) : Métaphysiques (1 – Jean-Michel Le Lannou)

Comment se peut-il qu’apparaisse le nom de Jean-Michel Le Lannou dans une enquête sur ‘les’ réalismes. C’est que j’ai voulu, en employant d’emblée ce pluriel, signaler que le même concept avait servi à des visées philosophiques bien différentes, voire radicalement opposées, et pour des démonstrations de sens inverse. Je vais simplifier : contre les prétentions métaphysiques héritées de l’essentialisme platonicien (des idées), le ‘réalisme’ – en commençant par celui même supposé d’Aristote – a voulu nous reconduire et par conséquent nous limiter à un cadre strictement objectif de la réalité, celui que l’expérience sensible nous imposerait comme unique horizon de nos connaissances. Pour simplifier encore, et en utilisant le vocabulaire de J-M Le Lannou, c’est une ‘limitation’ que le réalisme veut nous imposer quand notre auteur vise une ‘dé-limitation’ capable de nous ouvrir la porte de notre vraie demeure d’immensité. C’est tout l’effort d’une œuvre qui va de La puissance sans fin, essai sur la dissolution du monde à L’être décomposé : critique de l’ontologie du fini (1), s’étoffant dernièrement de réflexions extrêmement originales inspirées du travail de Pierre Soulages en peinture, et plus récemment de la poésie de Paul Valéry.

Dans son livre sur les Expériences de l’immensité, J-M Le Lannou nous propose des lectures philosophiques (2) empruntées à divers auteurs qui semblent lui fournir des arguments propres à conforter sa thèse sur la dé-limitation et l’infinitisation de notre condition humaine. Le premier choisi, qui est une surprise, est le poète Maurice de Guérin (1810-1839). Celui-ci nous offre une œuvre exemplaire à ce sujet, éloquente même : « Être, pour Maurice de Guérin, c’est en effet être sans restriction. Être véritablement, impose donc de se délivrer de toutes les négativités, dont celle, douloureusement éprouvée, de notre expérience première de la clôture. Pour vivre dans la continuité, il faut surmonter toutes les séparations. Nous n’accèderons en effet à la vie sans limites, existence souveraine qui ne s’affirme telle que dans un espace sans entrave, que si nous parvenons à nous délivrer de notre étroitesse. Très directement, ce désir de vie exige l’ouverture d’un horizon, apparemment paradoxal, qui ne soit plus éprouvé comme dépossession ou absence. » (p. 6) Il apparaîtra toujours que cette étroitesse est à la fois celle de notre condition naturelle, notre finitude, et celle de notre représentation hantée par l’expérience de cette finitude, exclusivement éprouvée comme finitude spatio-temporelle et solitude spirituelle. Sans discriminer entre l’une et l’autre, les interrogations prennent un tour dramatique, sans autre réponse que cet exorcisme forcé de notre condition limitée. « Le désir de cette existence pleine et entière, plus encore que de correspondre, nous impose de nous égaler à la Vie. C’est directement d’elle que surgit en nous la protestation contre la restriction. Qui, en effet, désire une telle délimitation ? Puisque ce ne peut être l’individu, ce n’est donc que l’infinité vitale elle-même. L’origine précise de cette aspiration demeure cependant indéterminée : s’agit-il de Dieu ou de la Nature ? » (p. 9) Quel individu, oui, et donc quel ‘je’ qui semble si irrésistiblement contenu par sa finitude ? Quelle est la nature de ces restrictions et comment s’en défaire ou les surmonter ? « Mais quel est ce ‘je’ qui deviendrait total ? (…) en nous réintégrant dans la vie, cette illimitation ne conduit en rien à la suppression de l’être. Le moi dont il faut ici se délivrer, n’est pas celui qui se définit par ses restrictions. Comment alors être soi sans limites ? En se défaisant de ses particularités… Cette dé-limitation permet enfin de retrouver l’immanence naturelle, dans et par une pleine revitalisation… L’expérience qui délivre de toutes les douloureuses étroitesses s’identifie au bonheur de l’immensité pleinement accueillie… Si pour vivre de et dans la vie universelle, il faut refuser l’étroitesse de l’individualité, qui aura le courage de cette désindividualisation ? N’est-ce pas le poète ? » (p. 20) Mes citations pourraient s’allonger (et les citations de Maurice de Guérin sont empruntées à ses grands poème Le Centaure, la Bacchante ou le Cahier vert), l’ambiguïté n’est pas levée un seul instant : mes limitations naturelles et spirituelles se confondent, toujours réciproquement déterminées les unes par les autres, si bien qu’il paraît nécessaire de rejoindre poétiquement le grand tout de la vie pour s’en échapper, mais quelle vie libre de restrictions ?

Les auteurs choisis à la suite n’apportent aucune élucidation supplémentaire. Ce seront toujours la même condition naturelle et notre identification à ses limites qui seront inlassablement dénoncées sur tous les tons, et bien entendu avec des propositions très différentes pour nous en libérer, toujours cependant à la recherche d’une dé-limitation. D’ailleurs c’est un assez étrange choix d’auteurs qui défilent après Guérin, le plus étrange étant que l’on passe d’une pensée hautement philosophique, chez Jaurès ou Bergson par exemple, en plein 20ème siècle, à la mystique brûlante d’un Bérulle très chrétien au 17ème siècle. Sans compter la présence effarante de Sade et Deleuze, là au milieu : des naturalismes qui accordent la prépondérance qu’on sait à la sexualité, une manie intellectuelle qui a fait florès au siècle passé ! Mais ce sont des arguments qui tous peuvent être utiles et frapper les esprits suivant l’idiosyncrasie de chacun et son moment culturel : autant de portes peut-être pour franchir la frontière mythique de notre immensité ignorée. Bergson proposera une ‘dilatation de la conscience’, un auto-dépassement de la conscience capable de nous conduire au-delà de nos limites naturelles. L’auteur des Deux sources, finalement, parviendra au seuil d’une mystique chrétienne. Chez Renan par contre, ce sera un exercice plus approfondi de la pensée, réflexive en particulier, qui parviendra à briser ces limites, et jusqu’à la réalisation d’un fait humain accompli égalant l’idée de Dieu. Même si nous n’atteignons pas les frontières de l’union mystique, « le restreint que nous éprouvons d’abord, est ainsi prévenu par une autre modalité d’expérience, celle en laquelle rien n’est séparé. » (p. 47) Curieusement nous trouvons une pareille évocation de l’immensité chez Jaurès, mais là une transformation politique de la société semble également requise.

Enfin le Cardinal de Bérulle (1575-1629) qui s’attache à dénoncer les illusions d’une constitution naturelle de l’homme et que seul un abandon total à la grâce divine peut délivrer. D’un certain point de vue, oui, cela rejoint la thèse de Le Lannou. « La nature ne s’énonce et ne se veut qu’en se prétendant substantielle. L’acte, par lequel elle se pose, constitue ainsi non seulement la plus grave confusion ontologique, mais encore la plus violente opposition à Dieu… Cette position fonde en son principe l’humanisme, et ouvre toutes les portes du réalisme… La critique de Bérulle, en sa puissance, son ampleur et la diversité de ses formulations, indique… la seule véritable alternative ontologique au réalisme. » (p. 186) C’est ainsi que j’ai pu constater une fois de plus le peu de cas prêté par Le Lannou aux grands thèmes du spiritualisme français depuis sa fondation par le cogito cartésien, les découvertes biraniennes d’une subjectivité enfouie mais si riche d’une puissance libératrice, et enfin la mise à jour d’une auto-affection par l’absolu capable de rédimer entièrement la personne, chez Michel Henry. Il ne s’agit plus d’un seul mouvement critique à l’égard de la nature mais d’une révolution philosophique capable de présenter une autre épreuve d’expérience à la lumière d’un ‘je’ naturel mais aussi illuminé d’esprit, dont le regard posé sur le monde se serait métamorphosé par le je-u d’une inédite connaissance de soi et du Tout. C’est cette rivalité de ‘réalismes’ que je compte mesurer à nouveau.

(1) Les livres cités de Jean- Michel Le Lannou ont été édités par Hermann

https://dedanscommedehors.home.blog/2010/02/15/ontologie-et-phenomenologie-4-letre-decompose/

(2) Expériences de l’immensité : lectures philosophiques, Hermann 2006

6 commentaires sur “Réalismes (1) : Métaphysiques (1 – Jean-Michel Le Lannou)

  1. Peut-être le nom de Louis Lavelle pourrait-il figurer dans la lignée Descartes, Biran, Henry ? Je recommande la lecture de son discours d’entrée au Collège de France en 1941, qui synthétise sa pensée et la généalogie de celle-ci.

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    1. Louis Lavelle est un philosophe de première importance et injustement oublié – mode germanique oblige ! Je ne l’ai pas cité parce qu’il s’inscrit plutôt dans le courant d’une philosophie de l’être, quand la filiation que j’ai voulu signaler illustre une philosophie de la personne. C’est un thème majeur de tous mes articles : la personne, ou témoin, ‘créateur créé’, est au centre de la manifestation. De ce point de vue-là, l’arc de la connaissance va de Descartes à Henry.

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      1. Oui, j’entends bien ce que vous dites. Je suis avec assiduité vos publications depuis des années. Néanmoins, j’ai l’impression que la pensée de Lavelle n’est pas si indemne de la personne, de la créature créante si je puis dire. Il est vrai que cette voix s’exprime à bas bruit dans ses livres, ou ses articles, et qu’elle semble un peu trop empaquetée d’être ou de conscience.

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  2. J’aurais peut-être dû vous préciser que j’estimais Lavelle comme philosophe de l’acte (un de ses principaux livres) et qu’en cela il ne négligeai nullement la personne. Il manque pourtant à ces philosophes ‘chrétiens’ de lire vraiment Maître Eckhart, comme Henry a su le faire. Là nous rejoignons (en partie) la tradition orientale, et c’est un vaste débat que je tente d’instruire, à ma manière, depuis de nombreuses années.

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  3. Peut-être Lavelle entre-t-il davantage en résonnance avec Jourdain, la fantaisie et l’expérience de l’éveil en moins (avec la prudence qu’il sied à l’utilisation de ce mot d’éveil.) Disons, entre eux, une commune attention à la conscience, et à ce qu’elle oblige à penser, et un désir
    d’enseignement, voire d’apostolat.

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  4. Stephen Jourdain avait lu L’erreur de Narcisse et m’en avait dit du bien. Il appréciait tout ce qu’avait écrit Lavelle sur la conscience. Mais la comparaison ne va pas plus loin : l’un est un grand bourgeois honoré par l’establishment, l’autre, un ‘romanichel’ comme il en parlait de sa famille… Quant aux révélations jordaniennes sur les qualités et l’autorité propres au moi, Lavelle n’y est jamais parvenu, ni de près ni de loin.

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