Juste un instant (3) : au commencement…

J’ai de la chance. Le même lecteur qui m’a apostrophé dernièrement est revenu à la charge, prétendant cette fois qu’il n’avait rien voulu dire des Idées et que je ferais bien d’être un peu plus clair à ce sujet. « Je ne comprends rien dans le détail… » dit-il ! C’est que, sur un plan purement intellectuel ou rationnel, il est bien difficile de ‘comprendre’ – quant au détail, il n’y en a pas à proprement parler, précisément comme on est capable d’en parler dans la langue commune, philosophique ou même scientifique. Stephen Jourdain me disait une fois qu’il préférait parler d’une république des Idées plutôt que de Dieu, concept trop connoté, trop galvaudé, autant par les spéculations des uns que l’ignorance des autres ; et à condition aussi de ne pas multiplier les ‘intermédiaires’, idées purement spirituelles, ou intellectuelles, celles qui sont de pures essences et celles qui se tiennent comme suspendues entre ciel et terre, ce monde ‘imaginal’ qui a tant inspiré Corbin. En d’autres termes : provoquer cette compréhension, cette appréhension si possible, que les idées ne sont ni des ‘choses’ ni des ‘objets de pensée’. 

En réalité, et je veux bien souligner qu’il s’agit de réalité, cette épistémologie très particulière nous pousse seulement à discerner entre ce qui peut normalement se laisser enfermer dans le cadre d’une objectivité – même s’il s’agit d’un déchiffrement réaliste en mode de connaissance expérimentale, elle-même en perpétuel renouvellement – et ce qui n’a jamais ‘goûté à l’existence’ comme dit Ibn’Arabi, ces ‘modèles qui ne meurent ni ne se manifestent’ (log 84 de l’Évangile selon Thomas). Nous n’en avons aucune connaissance scientifique au sens moderne du mot : les Idées (Formes, Mères, modèles si l’on préfère) se pressentent de façon purement visionnaire et, philosophiquement, il faut admettre qu’elles opèrent comme une hypothèse, mais attention, sur un plan logique uniquement car si l’on ne peut leur donner de nom, elles paraissent néanmoins comme la condition nécessaire de la parution d’un monde, et bien entendu, du sujet de toute expérience du monde. Ce sont les théologiens médiévaux, après Aristote, et avant Heidegger, qui ont été conduits à établir cette différence radicale entre être et existence, nous disons aujourd’hui l’être et l’étant ; mais Heidegger n’a rien inventé, sinon rappelé que l’un n’était pas réductible à l’autre et que tous deux semblaient inexplicablement imbriqués. A ce sujet je renvoie mes lecteurs avertis au livre capital, oublié depuis, d’Étienne Gilson (L’être et l’essence, Vrin réed. 1987). Il y faisait le point sur la question et, je précise, après une lecture de Heidegger ! J’en viendrai maintenant à citer un nouveau passage de la Sagesse des Prophètes, qui signale tout à fait explicitement cette difficulté, sans omettre non plus de désigner clairement, et comme telle, cette interpénétration du surréel et du naturel, cette fois relativement à la notion de cause ou simplement, de commencement. « …l’homme ne se rend pas compte spontanément de ce qu’il n’est pas et qu’il est à nouveau à ‘chaque souffle’ (sous-entendu : de la création, de l’existenciation). Et si je dis ‘à nouveau’, je ne suppose aucun intervalle temporel, mais une succession purement logique. Dans le ‘renouvellement de la création à chaque souffle’, l’instant de l’anéantissement coïncide avec l’instant de la manifestation du semblable… » Titus Burckhardt, qui avait enrichi sa traduction de nombreuses notes complémentaires, cite sur ce point le commentaire d’al-Qashâni (p. 153) d’autant plus précieux qu’il est très explicite.

Je rappellerai finalement l’intégralité du logion référencé plus haut, et qui montre assez que cette ‘science’ ne néglige rien : « Les jours où vous voyez votre forme, vous vous réjouissez. Mais lorsque vous verrez vos modèles qui au commencement étaient en vous, qui ne meurent ni ne se manifestent, ô combien supporterez-vous !  » Dans ce même courant de révélation je trouve un enseignement très clair au log. 18, lorsque des disciples viennent s’inquiéter de la fin du monde : « Avez-vous donc dévoilé le commencement pour que vous cherchiez la fin? Car là où est le commencement, là sera la fin. Heureux celui qui se tiendra dans le commencement ; et il connaîtra la fin… »  Où l’on voit que le spirituel, ce que l’on conçoit communément comme tel, n’est pas étranger au naturel et que la connaissance porte autant sur l’un que sur l’autre. Mais c’est un autre registre de Vie : « Heureux celui qui se tiendra dans le commencement ; et il connaîtra la fin, et il ne goûtera pas de la mort« . Contrairement à ce que croyait St Paul, ce n’est pas la foi qui se rend victorieuse de la mort, mais la connaissance. Et n’avons-nous pas appris que le ‘commencement’, dans ce contexte,  est ‘maintenant’, et que l’histoire s’écrit en mode tout différent selon cette temporalité-là ? La vérité ultime pourra donc s’énoncer par ces mots : « Heureux celui qui était déjà avant d’exister » (log. 19) Dans les croyances religieuses communément reçues, l’histoire, et nous l’avons vu, la fin de l’histoire, sont des obsessions récurrentes. Le passé aussi, jamais le présent… Jamais l’être n’est conçu, encore moins éprouvé, dans cette fragilité apparente de ce qui passe – le log. 42 dit même : « Soyez passants » – et se maintient aussi, non de mémoire, mais par le don d’une création perpétuelle, miraculeusement féconde d’instants en nombre infini.

On voit bien ici la confrontation entre les deux ordres de réalité, exactement, leur confrontation logique et le fait qu’Ibn’Arabî en soit parfaitement conscient ! Voulez-vous toujours (re)garder les Idées comme de simples métaphores, des hypothèses logiques ? Voyons maintenant la pensée contemporaine et comment elle a traité ces questions : ample tour de vue dont j’esquisse à peine l’horizon. Les versions naturalistes d’abord, qui sont de deux ordres : les métaphysiques exclusivement rationalistes (1) et ce que j’appellerai des naturalismes, assez peu convergents et même sans visée commune, comme celui de Changeux d’un côté, Onfray de l’autre, à l’extrême opposé (2). Je les ai déjà tous évoqués assez longuement dans des notes précédentes et je n’irai pas plus loin cette fois en rappelant ce ‘réductionisme’ qu’on leur reproche classiquement. Il  suffit à mon avis d’évaluer l’hétérogénéité de leurs prémisses philosophiques, souvent étrangères les unes aux autres, pour rejeter la métaphysique générale d’un matérialisme finalement bien abstrait, de principe, ce qui n’a aucun sens dans ce cas. Nous aurions bien un outsider en la personne d’André Comte-Sponville mais la communauté savante a décidé d’en faire un ‘piêtre’ philosophe et de le négliger. Pour moi, c’est tout à son honneur ! Son athéisme déclaré l’éloigne des uns, et ses références à une philosophie d’inspiration bouddhique le disqualifient auprès des autres ! Je n’oublierai jamais, quant à moi, d’avoir été traité de dilettante par un inspecteur général de Philosophie et ce, parce que mes ‘comparaisons’ sortaient du cadre scolaire convenu ! Mais si j’entends quelqu’un protester : « Je ne suis que mon corps ! » et adopter les thèses de Changeux ou d’Onfray, je lui rétorque d’abord qu’il faudrait observer plus attentivement ce que signifie « je suis », et relativement à quel « corps » au juste … Car la ‘matière’ des nouveaux matérialistes semble à ce point ‘informée’ – comme le mot est révélateur, avec le retour de cette idée de ‘forme’ – qu’on peut bien croire ainsi qu’on habite une dimension de manifestation infiniment plus riche que ne l’auraient imaginé nos philosophes de l’Antiquité, et surtout ces théologiens qui concevaient toujours, en dépit de leurs inspirations hellénistiques, un Dieu grossièrement anthropomorphe. C’est tout le problème – philosophique – entendons nous bien (et donc celui de votre culture…) mais c’est aussi, au fond, reposer la question de votre curiosité philosophique, de la finesse de vos investigations, de votre passion à apprendre – et à partir de quelle intuition personnelle (?).

(1) Je me limite à des livres dont j’ai déjà proposé la lecture : de Roger Pouivet, Philosophie contemporaine (Puf 2008) qui place en vis à vis philosophie analytique et philosophie continentale, et aborde la question de fond du réalisme ;  de Frédéric Nef, Qu’est-ce que la métaphysique ? (folio essais 2004) qui propose un panorama complet de la question, aujourd’hui.

(2) De ce point de vue, j’estime indispensable la lecture du dernier livre de J.P Changeux, Du vrai, du beau, du bien, vers une nouvelle approche neuronale (Odile Jacob 2008). Quant à M. Onfray, on ne manquera pas non plus d’interroger son livre-clef La puissance d’exister (Grasset 2007) dernièrement réédité en collection de poche.

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