Il s’agit effectivement d’une répétition puisque j’en reviens à des citations déjà publiées en février et mars 2019, toutes extraites de son dernier livre : Maintenant la finitude – Peut-on penser l’absolu ? (Flammarion 2019) J’insiste en suivant les dernières pages de ce livre qui, comme je l’ai également déjà montré, part d’une critique du matérialisme spéculatif pour parvenir à un spiritualisme de l’englobant total manifesté en la même expérience unique d’un ‘je’ se constatant lui-même, limité par un côté à un ici-maintenant apparemment intransgressable, et néanmoins se débordant lui-même dans l’infini d’un sentiment d’être soi plus que soi, le ich bin ein ich de Jean-Paul, sautant de l’hypostase à l’hyperstase.
« … lorsque nous avons parlé de l’étant total comme nous l’aurions fait d’une chose, nous avons en vérité fait allusion à la non-chose qui n’est cependant pas rien : l’apparaître-total-présent centré et situé. Et si, en utilisant l’expression ‘étant total’, nous avons semblé suivre l’impulsion de la parole au-delà d’elle (…) nous avons en vérité utilisé des mots comme un miroir apte à reconduire le locuteur ici même, là où il se trouve, dans un non-départ nimbé de quiétude, nulle part ailleurs que dans le s’apparaître présent. En donnant le sentiment de poser et de penser transitivement un absolu, nous avons exprimé la circonstance involontaire, inévitable, intransitive, d’être adossé à l’absolu et endossé par l’absolu. En faisant mine d’employer les mots d’une ontologie, nous avons évolué de bout à bout en bout dans l’atmosphère d’une endo-ontologie. (1)
Pour en revenir à une approche plus ouvertement phénoménologique, il suffit de souligner que le domaine propre de l’absolu dans l’apparaître est ce qui ne se manifeste qu’une seule fois, ce qui est sui generis et n’est donc l’homologue de rien d’autre. Le choc vécu de l’absolu s’identifie au choc vécu d’une singularité manifeste. Si l’on accepte cette équivalence, il saute aux yeux que ni la pensée rationnelle ni l’approche scientifique n’ont la moindre chance de saisir un jour un absolu de cette sorte… Car l’option fondamentale que partagent la pensée rationnelle et l’approche scientifique consiste à diviser ce qui se montre en une pluralité d’objets comparables ou d’événements reproductibles, puis à établir des relations entre ces fragments d’apparaître répertoriés.
La pensée rationnelle se donne pour méthode de séparer, d’arbitrer en soupesant les termes distingués, et de les relier après coup. Ses deux principaux instruments, que sont le concept et le jugement, se conforment à cette orientation méthodologique.
Forger un concept, tout d’abord, permet d’assurer l’unité abstraite de plusieurs entités ou moments de l’apparaître en passant par-dessus la singularité de chacun d’eux, en prescrivant de reconnaître entre eux des ressemblances suffisantes sous un certain rapport, et en établissant par ce biais des relations d’équivalence entre eux. Ainsi, chaque entité ou moment de l’apparaître qui tombe sous un concept renvoie implicitement à tous les autres moments de l’apparaître qui tombent sous le même concept. Réciproquement, en tant que membre de la classe définie par un certain concept, tel moment de l’apparaître peut être caractérisé par la relation qu’il entretient avec tous les autres membres de sa classe.
Le jugement, ensuite, est l’instrument dynamique de la conceptualisation. Il connecte un prédicat à chaque sujet individuel au moyen d’une copule, et il relie par là ce sujet individuel à tous ceux qui sont considérés comme relevant du même prédicat, du même concept, et donc de la même classe. Le concept et le jugement devraient dans cette mesure être appelés des dispositifs de désabsolutisation. L’homme du concept et du jugement est l’étant qui est passé de la commotion du singulier absolu à la classification d’une pluralité d’éléments reliables.
(…) L’appréhension du singulier apparaissant, de l’absolu phénoménologique, est donc le propre d’une expérience non seulement pré-scientifique, comme celle du monde-de-la-vie husserlien mais également anté-prédicative, anté-catégorielle, et même anté-perceptive (puisque la perception amorce l’oeuvre de différenciation et de fragmentation de l’apparaître, en fixant l’attention sur des foyers de relative stabilité du manifeste). On pourrait l’appeler une expérience de saisissement… le saisissement de me découvrir dans tout cela, maintenant et ici.
(…) Moi-cela-maintenant-ici précède toute dualité objectivante, toute partition classificatrice de l’apparaître, toute recherche de récurrence temporelle et spatiale…
(…) Être moi représente un pas supplémentaire… Je peux certes me transformer, mais il m’est impossible de récuser les multiples legs qui constituent ce que j’appelle mon ‘identité’… Car j’ai beau pouvoir penser ma situation unique en me tenant moi-même pour une personne parmi d’autres occupant quelque noeud dans un réseau spatio-temporel et social, je ne peux avoir cette pensée universalisante que comme une pensée mienne, et comme ma pensée actuelle, c’est-à-dire d’une manière elle-même uniquement située. » (pp 457 à 462)
Il semble que Michel Bitbol, insistant à la fois sur le concept d’englobant total et celui de singularité soit entraîné à privilégier finalement une épreuve non-duelle du Tout que favoriserait la méditation, bouddhiste en particulier. Mais ne pourrait-on tout autant appuyer sur la réalité d’un ‘je’ tout à la fois Un et Deux, témoin unique et non pas étranger, inclus dans le drame vivant de ce ‘jeu que la Déité se donne’ (Silesius).
(1)Chez le dernier Merleau-Ponty, expression qui vise à recentrer l’appréhension d’une totalité naturelle au point de vue d’une intériorité personnelle (RO).