Mon introduction ici sera brève et ce seront ces longs passages repris de mon livre qui illustreront la grande offensive contemporaine en faveur d’un ‘nouveau réalisme’. Mais ne nous y trompons pas : si les arguments semblent se renouveler, s’affiner en s’éloignant d’un réalisme tel qu’on pouvait le concevoir jusqu’à la fin du 19ème siècle, c’est toujours, finalement, d’un matérialisme que l’on débat, de sa défense ultime et de son affirmation catégorique. Choix métaphysique, vraiment ? Affirmation d’un tempérament, d’une sensibilité à rebours d’un autre sentiment du réel qui nous assaille irrésistiblement ? Au fait, a-t-il jamais été question de nier la réalité d’un monde extérieur, ou plutôt des modalités de notre appréhension, de ce qui fait sens, de ce qui s’imagine aussi, et tout simplement s’interprète. Les lecteurs qui voudront approfondir ces questions devront s’attacher plus particulièrement, à mon avis, aux thèses de Jocelyn Benoist et de Claudine Tiercelin que je ne cite pas dans les extraits suivants. J’avais présenté son livre Le ciment des choses (qui vient à nouveau d’être publié en collection de poche) dans un article de mon blog daté du 17 mai 2016. La question s’y élargit de beaucoup, tenant compte naturellement des apports de la science et de l’épistémologie contemporaines – j’y reviendrai – et du cognitivisme débordant désormais les cadres étroits d’une psychologie d’inspiration positiviste comme celle de Piaget, de Changeux, et de leurs élèves. Après l’aperçu historique que j’ai également rappelé, ce débat occupe les deux tiers de mon livre ! J’y apporterai encore quelques compléments dans les prochaines semaines.
« J’en arrive maintenant au plus surprenant de ces ‘nouveaux’ penseurs du réalisme : Markus Gabriel qui a fait irruption sur la scène médiatico-philosophique en affirmant tout carrément dans un livre retentissant qu’il n’y aurait en fait tout simplement pas de monde – ni physique, ni modal, ni esthétique, ni culturel. Pourquoi le monde n’existe pas (Le Livre de Poche 2015) veut rompre avec la construction ou la composition des mondes et faire retour à un nouveau réalisme défini simplement ainsi : ‘nous sommes susceptibles de connaître des choses et des faits en soi et … faits et choses en soi n’appartiennent qu’à un seul domaine d’objets’. On peut remarquer que ce réalisme, contrairement à l’acception traditionnelle du réalisme est un réalisme purement de la connaissance, réalisme épistémique, certainement pas ontologique. Il déclare que l’on peut connaître les choses en soi, sans prétendre qu’il y a des choses en soi. On peut remarquer que Gabriel va au-delà de Kant : selon Gabriel, être réaliste c’est affirmer que l’on connaît les choses en soi. Point. C’est ainsi que Kant prenait soin de distinguer penser et connaître : on pense les choses en soi sans les connaître ! C’est ce que l’on peut appeler un réalisme critique, c’est à dire intermédiaire entre le réalisme transcendantal et l’idéalisme transcendantal, la critique reposant sur la limitation qui fait qu’il y a des choses que l’on peut penser sans les connaître (un autre exemple serait l’essence divine : tout à fait pensable, mais inaccessible à la connaissance !) La raison pour laquelle Gabriel se fait fort de connaître les choses en soi, c’est-à-dire la réalité métaphysique ultime, c’est que le monde n’existe pas ! Cette connexion entre la connaissance des choses en soi et la non-existence du monde est mystérieuse et il faut bien l’expliquer. Il s’agit en fait de comprendre l’argumentation qui nie l’existence du monde. Pour comprendre le sens de l’affirmation ‘le monde n’existe pas’, il faut commencer par comprendre ce que signifie ‘exister’. Pour la plupart des philosophes ‘l’existence existe’ est tout simplement un axiome. Gabriel s’applique à définir l’existence différemment : l’existence est l’occurrence grâce à laquelle quelque chose se manifeste dans un champ de sens. (p 75) Les champs de sens sont des ‘unités ontologiques fondamentales’. Gabriel ne se contente pas des champs de sens, il introduit des domaines d’objets, composés d’objets possédant des propriétés, et son premier argument en faveur de l’inexistence du monde est qu’il n’y a pas d’objet qui possède toutes les propriétés (pourquoi ?) et tous les objets se distingueraient de tous les objets (sens ?). Cela voudrait dire que le monde étant composé de tous les objets et ceux-ci composés de propriétés, le monde serait composé de toutes les propriétés… C’est ainsi que s’introduit un postulat surprenant, celui de la multiplicité infinie des mondes : Ma réponse personnelle à la question : « qu’est-ce que l’existence ? » revient à dire que le monde n’existe pas, qu’il n’existe qu’un nombre infini de mondes qui se recouvrent en partie mais qui en partie seulement sont indépendants les uns des autres. (p 95) Ce que veut dire Gabriel c’est qu’il n’y a pas de monde, parce qu’il n’y a pas de recouvrement complet des mondes. Mais si les mondes se recouvrent même partiellement, ce sont des mondes… Le monde serait le champ de sens de tous les champs de sens, mais cette définition relationnelle repose sur une définition interne d’après laquelle le monde est une totalité. Dans ce cas, le monde est donc le lieu d’apparition de tous les événements. Nous n’avons sous les yeux qu’une copie ou une image du monde (p 109) Cela signifie que les objets visibles ne sont pas dans le monde, mais sont l’image du monde. Mais Gabriel rejette en même temps l’idée d’image du monde, que ce soit une image scientifique ou une image religieuse. Il tente alors de construire une ontologie négative qu’il veut présenter en même temps comme un nouveau réalisme. Cette ontologie négative nie l’existence du monde, mais sans qu’on puisse voir ce qu’elle affirme comme existant. Le réalisme qu’il propose n’est donc pas vraiment un réalisme, on ne peut finalement pas l’entendre ainsi, c’est un constructionnisme où la réalité est construite avec des domaines de sens, qui ne sont en fait que des domaines d’objets. Or prétendre à la fois que c’est un constructionnisme, quoique sans monde, nous confronte à une absurdité pure et simple. Si nous en arrivons à un tel degré de confusion, n’est-ce pas finalement parce que le réalisme est indéfendable, ne trouve jamais ses arguments épistémologiques les plus pertinents ?
Si Markus Gabriel défend une prétendue thèse réaliste avec une certaine fantaisie, je préfèrerai en finir par l’évocation d’un livre tout aussi étonnant, Forme et objet, un traité des choses (PUF 2014), de Tristan Garcia qui semble y défendre une thèse voisine de celle de Markus Gabriel. Partant de l’idée qu’il y a un type d’objet qui soit quelconque, il envisage les objets comme répartis dans un univers ‘plat’, qui les accueille tous, comme chez Gabriel, mais qui inclut, à la différence de ce dernier, également les objets contradictoires et non existants. A partir de cet univers plat, les objets se distinguent en différentes catégories que l’auteur passe en revue en un catalogue qui comprend le temps, les humains, les animaux, l’histoire, l’art, le genre et la mort. Garcia ne tente aucune taxinomie, ni ne cherche à dire que certaines sortes d’objets seraient davantage des objets que d’autres. Mais il semble s’approcher d’une conception holistique, nous disant que les objets entrent tous en relations les uns avec les autres, par quelque sorte de glu ontologique. Toutefois, si l’auteur bute longtemps sur la définition d’une chose, cherchant presque en vain de quoi elle est faite, c’est bien à une réalité de matière qu’il parvient finalement, là où la chose se situe le plus indiscutablement. ‘Ce qui est une chose’ ne se réduit pas seulement à ses composants matériels : dans un objet artisanal, il y a autant le plan et l’idée de cet objet que ses ingrédients concrets ; ce qui compose une chose n’est pas que matériel, mais ce qui qui compose les composants non matériels de la chose (l’idée, la cause formelle aristotélicienne par exemple) peut toujours être ramené à une matière. (p 123) Qu’on poursuive l’analyse, de composant en composant, on en arrive à de la matière : Ce qui est une idée, ce qui est une pensée peut toujours être ramené à un phénomène matériel : quand on parle de ce que sont les choses, il faut bien qu’en les décomposant on bute en dernière instance sur de la matière. (p 124) Par contre il serait inexact de dire que les choses sont dans la matière. Les choses n’ont pas lieu dans la matière… Ce qu’est une chose, elle l’est toujours formellement, jamais matériellement. (p 124) On aurait tort de trouver là une contradiction aisée à dénoncer. Une autre affirmation nous ramène à un point de vue matérialiste exprimé différemment : il est vain de vouloir définir ce qui est la matière des choses. La matière c’est ce qui est mais que rien n’est ; la matière est le boutoir en deçà des choses. (p 142) Ne vaudrait-il pas mieux dire ‘matérialité’ ? Que non ! Ce serait encore une abstraction : la matière n’est pas composée des composants de la matière ; la matière est ce qui compose les premiers composants, sans être elle-même composée. Rien n’est moins matériel que la matière… (p 143) Exemple ou illustration : une roche n’est pas matérielle ; mais tout ce qui est la roche l’est assurément. (p 144) Il y en comme ça des centaines de pages : ne serions-nous pas en métaphysique ? La conclusion ne manque pas de charme en nous offrant une nouvelle définition du réalisme à partir de cette définition de la chose qui n’est pas matière en détail(s) mais uniquement matière en sa structure la plus intime, en-deçà… Pour moi, la condition du réalisme est une aménité, une libéralité de l’écriture et de la pensée assez fortes pour accueillir toute chose, sans se complaire dans aucune, sans jamais cesser de vouloir en accueillir plus. Être réaliste, c’est être extrêmement accueillant, c’est être capable de tout accueillir. (p18) Je suppose que le programme annoncé dans l’introduction a été entièrement respecté !?
Parvenu à ce stade de l’enquête il m’est impossible de ne pas signaler encore Maurizio Ferraris qui est celui qui, dans les livres où il défend ce qu’il appelle ‘nouveau réalisme’, est le plus conscient des enjeux de ce vocabulaire et en tous cas le plus soucieux de situer ses thèses par rapport aux thèses classiquement appelées ‘réalistes’. Après Garcia, c’est un autre raffinement du propos. Il se pose par exemple la question du réalisme scientifique en opposition au positivisme, et il voit bien les enjeux liés à la conception que l’on a de la vérité. Il se livre à un portrait à charge du postmodernisme, en particulier dans son Manifeste du nouveau réalisme (Hermann 2014), où il s’agit de défendre ses thèses positives. Le réalisme de Ferraris semble même plus engagé que les auteurs précédemment cités : il se réclame, contre l’idéalisme kantien, de la Gestalttheorie et refuse de faire de l’intentionnalité le produit du langage ; au contraire, il la place avant le langage, développant sa thèse originale selon laquelle c’est la documentalité qui produit l’intentionnalité ; autrement l’enregistrement de toutes les mémoires qui constituent notre identité. C’est lui qui nous dit que l’ontologie ne s’identifie pas à l’épistémologie, que le monde est indépendant des schèmes conceptuels, que la résistance des choses est leur ‘affordance’, leur caractère non amendable, leur ‘inamendabilité’ écrit-il… Pour être réaliste, il ne suffit pas de dire, même si cela peut apparaître comme un pas de géant face aux postmodernismes qu’il attaque, que le réel nous appose une capacité de résistance. Il faut encore proposer une théorie de la structure ontologique de la réalité, une théorie de la vérité et une théorie de la connaissance. Pourquoi ne se range-t-il pas à une position un peu plus métaphysique que celle qu’il adopte ? Sa faiblesse se verrait même dans son penchant à adopter les thèses pluralistes d’un Gabriel. Dans ce cas, le pluralisme des sphères de réalité ici suggéré peut-il être un réalisme ? Dans un livre plus récent : Emergence, aux éditions du Cerf (2018), Ferraris nous livre ses clefs : L’ontologie, ce qui existe, diffère de l’épistémologie, ce que nous savons ou croyons savoir ; cette différence est en même temps une dépendance du connaître à l’égard de l’être : il faut que quelque chose existe pour que quelque chose soit connu. Sans le savoir, il y aurait malgré tout des lacs, des montagnes, des épistémologues (compris comme êtres vivants) et des nombres impairs, tandis que sans l’être, il n’y aurait aucune forme de savoir, celui-ci étant toujours savoir quelque chose de quelque chose. Cette différence et cette antériorité de l’être par rapport au savoir représentent un a priori matériel plus fort que tout a priori conceptuel ; cet a priori est tout autant matériel, et non moins a priori, que l’axiome selon lequel il n’existe pas de couleur sans extension. En effet, si la connaissance ne se référait pas à quelque chose de différent et d’antérieur à elle, alors les mots ‘sujet’, ‘objet’, ‘épistémologie’, ‘ontologie’, ‘connaissance’ et ‘réflexion’ n’auraient pas de sens ; ou plutôt, il s’agirait de synonymes inexplicables. (p 19) En fait, c’est tout le préjugé réaliste qui s’expose ici, ouvertement, et ce n’est pas un mal, on y voit plus clair, et on sait bien alors ce qu’il faut entendre par ‘émergence’ ! (…) vérité et réalité sont toutes deux filles du temps, mais de deux façons différentes : la vérité qui vient à la surface est la découverte de quelque chose qui existait mais que l’on ne savait pas (découverte), tandis que la réalité qui vient à la surface est un aspect du réel qui, auparavant, n’existait pas (émergence). (p 20) Nous ne sommes pas loin de Meillassoux et de son fameux argument de l’ancestralité : Comment faire pour démontrer que les objets de la connaissance existent indépendamment des sujets de la connaissance ? Ma réponse est très simple : comment faisons-nous pour démontrer que les objets de la connaissance n’existent pas indépendamment des sujets de la conscience ? (p 26) Il suffira de se reporter aux événements les plus anciens : la ‘création’ du monde par exemple, ce qui réintroduit le thème de la mémoire et celui de l’inscription cher à Ferraris. Finalement on se demandera si Ferraris ne se contente pas de nous dire que le réalisme est une position par défaut, car le réalisme authentique demande quelque chose de plus que l’intelligibilité du réalisme. Nous aboutissons une fois de plus aux mêmes problèmes, aux mêmes contradictions, à cette question cruciale : à quelle épistémologie radicalement nouvelle, et indiscutablement ‘réaliste’ pourrait-on se tenir, en admettant que cela soit possible ? Cette grande thèse de l’antériorité de l’objet ‘réel’ est, comme nous verrons, celle que défend, mais implicitement, comme une évidence, la psychologie génétique. Nous allons y venir. (pp 96/102)
Pour exposer une systématique réaliste, je me rapprocherai une nouvelle fois d’Yvon Quiniou qui tente l’apologie d’un matérialisme philosophique définitif – une dogmatique donc – et j’en verrai aussitôt les effets exposés de manière encore plus catégorique par le physicien et philosophe argentin Mario Bunge et son disciple français, Marc Silberstein qui réunit sous sa direction une pléiade d’auteurs dans un ouvrage de deux forts volumes : Matériaux philosophiques et scientifiques pour un matérialisme contemporain (Editions matériologiques 2018) Répétitions de ma part ? On ne s’étonnera pas en effet de retrouver les mêmes thèmes, les mêmes concepts, les mêmes convictions exposés avec la même insistance, et il faut bien en tenir compte, définitivement, puisqu’il s’agit d’un point de vue inébranlable. Commençons donc avec une Apologie du matérialisme que nous propose Yvon Quiniou aux éditions Encre Marine (2019) C’est parfaitement édifiant. Tout part de la perception de quelque chose qui n’est pas cette chose que vise la phénoménologie avec son concept laborieux d’intentionnalité. La perception nous ouvre à une extériorité objective, à un monde indépendant qui n’a pas besoin de nous pour exister alors que nous, nous en avons besoin pour être. La perception n’invente pas ses données ou ses objets, contrairement à l’imagination qui y trouve seulement sa source, ses matériaux. (p 19) Que l’on désigne par là la réalité sensible, la matière comprise dans le cadre du mécanisme à notre échelle, ou la matière dont nous parle la microphysique, etc.., dans tous les cas nous avons affaire et nous aurons toujours à faire à de la matière, dotée constamment du statut ontologique… qui revient à la considérer comme une réalité objective, possédant ce qu’on appelle une ‘aséité’. C’est bien ainsi pourquoi elle désigne une réalité une, quelle que soit la variété des concepts scientifiques successifs qui nous la révèlent à différentes échelles… L’énergie… qui n’est pas une catégorie philosophique mais un concept scientifique, c’est toujours de la matière ! (Ce concept) ne fait en rien disparaître la matière entendue comme catégorie ontologique ou philosophique universelle. (p 33) … c’est bien, en dernière analyse, un critère extra-théorique qui vérifie, fût-ce avec prudence, la théorie scientifique : la pratique. (p 52) L’hypothèse d’un Dieu créateur, ou de toute forme de transcendance référant à un mystère, un absolu : Ce halo de mystère… en réalité, ce n’est que de l’inconnu… mais pas de l’inconnaissable ou de l’incompréhensible : c’est simplement… une terre à découvrir par la raison et de mieux en mieux… Ce sentiment (de mystère) s’éprouve hors de l’intelligence, il a son poids propre, irrécusable, et il est à l’abri de la déconstruction qu’elle en opère. C’est donc un mystère vécu et non un mystère en soi… (p 111) J’ajoute, en toute honnêteté, que si la science l’exclut par définition de son propre plan d’immanence explicative, rien n’interdit à un croyant de l’ajouter, mais en surimpression, au texte purement profane de l’explication scientifique… (p 132) Les sciences cognitives actuelles, de leur côté, offrent une nouvelle échappatoire à la métaphysique obstinée qui poursuit infatigablement la dispute entre réalistes et idéalistes. En fait, nous pourrions y voir un courant de recherche ancien, déjà combattu par Husserl sous le nom de psychologisme, mais constamment réapparu aux horizons universitaires d’une science obstinée dans ses fictions matérialistes. Par exemple, dans la psychologie génétique de Jean Piaget, ce postulat est non seulement indubitable mais il n’est pas même soupçonné comme tel. Tous les progrès de l’intelligence, du développement de ses constituants psychogénétiques dans la petite enfance jusqu’à l’âge adulte, ne visent qu’à faire apparaître et affermir un sens inébranlable de l’objectivité, incontestablement le centre d’équilibre d’une vie psychologique épanouie, l’aboutissement d’une évolution qui fait de l’homme ce chef d’œuvre de la nature qu’il s’imagine être de cette façon. On le voit tout du long de la lecture de Piaget : c’est en nous confrontant à la ‘matérialité’ de l’objet que nous devenons nous-mêmes, pas à pas, cette personne. La psychogénétique part de l’objet à l’humain, jamais de l’humain à l’objet quand, à l’évidence, c’est toujours d’abord une expérience humaine – et cela apparaît dans toute la littérature du maître de Genève – qui conçoit l’objet comme un ob-jet, cela qui se confronte à moi et s’éprouve comme un non-moi étranger. Un seul extrait de l’introduction à La construction du réel chez l’enfant (Delachaux et Niestlé, 1967) le démontre aisément, comme le titre même de l’ouvrage le laisse entendre sans ambages. L’étude de l’intelligence sensori-motrice ou pratique durant les deux premières années du développement nous apprend comment l’enfant assimilant d’abord directement le milieu extérieur à sa propre activité, constitue ensuite, pour prolonger cette assimilation, un nombre croissant de schèmes à la fois plus mobiles et plus aptes à se coordonner entre eux. Or, parallèlement à cette implication progressive des schèmes assimilateurs, on peut suivre l’élaboration continue de l’univers extérieur, autrement dit le développement convergent de la fonction d’explication. En effet, plus nombreux sont les liens qui s’établissent entre les schèmes d’assimilation, et moins celle-ci demeure centrée sur la subjectivité comme telle du sujet qui assimile, pour devenir compréhension et déduction proprement dites. Cette construction mentale, progressive, est une construction de l’objectivité, une lente élaboration qui se produit au contact des objets et c’est eux, exclusivement, qui en déterminent les opérations par paliers successifs d’assimilation. L’essentiel devient donc l’ensemble des relations élaborées par l’activité propre entre cet objet et les autres : assimiler signifie, dès lors, comprendre ou déduire, et l’assimilation se confond avec la mise en relations. Par le fait même le sujet assimilateur entre en réciprocité avec les choses assimilées : la main qui saisit, la bouche qui suce, ou l’œil qui regarde ne se bornent plus à une activité inconsciente d’elle-même, bien que centrée sur soi, ils sont conçus par le sujet comme des choses parmi les choses et comme soutenant avec l’univers des rapports d’interdépendance. (p 1 et 2) C’est une proposition centrale qui devient le noyau dur, pour ainsi dire, de tout ce qu’il faut entendre pas psychologie génétique. Il est donc évident qu’aux progrès de l’assimilation implicatrice correspond un développement de l’accommodation explicatrice. La cohérence croissante des schèmes va ainsi de pair avec la constitution d’un monde d’objets et de relations spatiales, de causes et de relations temporelles, bref avec l’élaboration d’un univers solide et permanent. C’est le second aspect de l’évolution de l’intelligence sensorimotrice qu’il nous faut étudier maintenant. Cette nouvelle face du développement mental est naturellement indissociable de la première : l’objet et la causalité ne sont pas autre chose que l’accommodation au réel du schématisme de l’assimilation. Bien entendu, il s’ensuit toute une série d’inventions de nature purement intellectuelle, mais puisque c’est la ‘chose’ qui est l’épreuve initiale de cette intelligence qui avance maintenant à la découverte d’elle-même, cette épreuve consacre la ‘choséité’ comme la matrice représentative de tout ce qui apparaît, l’objet évidemment, et ensuite le sujet lui-même. (…) au moment où l’intelligence sensori-motrice a suffisamment élaboré la connaissance pour que soient rendus possibles le langage et l’intelligence réfléchie, l’univers est au contraire constitué en une structure à la fois substantielle et spatiale, causale et temporelle. Or cette organisation du réel s’effectue, verrons-nous, dans la mesure où le moi se délivre de lui-même en se découvrant et se situe ainsi comme une chose parmi les choses, un événement parmi les événements. (C’est à souligner !) Le passage du chaos au cosmos, que nous allons étudier dans la perception et la représentation du monde des deux premières années, s’opère donc par une élimination de l’égocentrisme comparable à celle que nous avons décrite sur le plan de la pensée réfléchie et de la logique de l’enfant. Mais, c’est sous sa forme élémentaire et primordiale que nous chercherons à saisir maintenant ce processus constitutif de la connaissance : nous comprendrons ainsi en quoi il dépend du mécanisme même de l’assimilation intellectuelle. La conclusion de ce livre laisse aisément voir, avec ses concepts d’assimilation et d’accommodation, que toute la complexité, la richesse de l’évolution décrite chez l’enfant repose sur la même affirmation ‘réaliste’ de la primauté de l’objet, première source d’expérience et condition de toute connaissance : … au fur et à mesure de l’évolution de la pensée de l’enfant, l’assimilation et l’accommodation se différencient pour devenir de plus en plus complémentaires l’une de l’autre. Dans le domaine de la représentation du monde cela signifie, d’une part, que l’accommodation, au lieu de demeurer à la surface de l’expérience, pénètre toujours davantage en son intimité, c’est-à-dire que sous le chaos des apparences il cherche les régularités et devient capable d’expérimentations réelles pour les établir. D’autre part, l’assimilation, au lieu de réduire les phénomènes aux notions inspirées par l’activité propre, les incorpore dans le système des relations dues à l’activité plus profonde de l’intelligence elle-même. L’expérience véritable et la construction déductive deviennent ainsi à la fois distinctes et corrélatives, tandis que dans le domaine social, l’ajustement toujours plus intime de la pensée propre à celle des autres et la mise en relations réciproque des perspectives assurent la possibilité d’une coopération qui constitue précisément le milieu propice à cette élaboration de la raison. (…) Le développement de la raison, esquissé au niveau sensori-moteur, se poursuit ainsi selon les mêmes lois, une fois constituées la vie sociale et la réflexion. En présence des difficultés que soulève l’apparition de ces réalités nouvelles, l’assimilation et l’accommodation se retrouvent, au début de cette seconde période de l’évolution intellectuelle, dans une situation qu’elles avaient déjà dépassée sur le plan inférieur. Seulement, en procédant de l’état purement individuel qui caractérise l’intelligence sensorimotrice à la coopération qui définit le plan sur lequel se meut dorénavant la pensée, l’enfant, après avoir vaincu son égocentrisme et les autres obstacles qui font échec à cette coopération, reçoit de celle-ci les instruments nécessaires pour prolonger la construction rationnelle préparée durant les deux premières années et pour la déployer en un système de relations logiques et de représentations adéquates. On notera que l’élément social n’a pas été oublié, qui vient compléter ce programme de formation de l’intelligence humaine. Pas étonnant dans ces conditions que Piaget ait dénoncé sur le tard les ‘illusions’ de la philosophie : psychologie et sociologie y suffisent ! L’esprit ‘piagétien’ domine toujours la psychologie de l’enfance en France et, malgré des critiques de détails portant sur les expérimentations qui ont rendu célèbre le maître suisse, l’affirmation centrale qui définit son objectivisme de principe n’est jamais remise en question. Olivier Houdé le proclame clairement dans son livre Comment raisonne notre cerveau (Que Sais-je 2018) : ; …c’est à l’expérience que nous devons la notion d’existence continue des objets ! (p 254) Houdé prétend avoir découvert un trajet plus ‘biscornu’ de cette évolution qui n’est ni linéaire ni même par ‘paliers’ (Piaget), mais c’est toujours l’expérience au contact des objets qui en est directrice. (…) lorsque les bébés apprennent des choses concernant le support des objets, leur occultation, leur collision et d’autres situations physiques, ils commencent par se forger un concept initial centré sur une distinction primitive binaire. Ensuite, avec l’expérience, ils identifient progressivement une série de variables qui affinent ce concept initial, donnant lieu à des prédictions et des interprétations plus exactes. Il y a donc ici catégorisation des situations physiques et raisonnement sur leurs variables. (p 265) C’est, d’après Houdé, une cognition physique précoce qui initie cette éducation progressive par les objets et l’activité mentale qui s’impose à leur contact. Tout apprentissage ultérieur, quel que soit l’enrichissement produit, est donc conditionné par cette prédétermination initiale. C’est assez dit ; pourquoi ne pas aborder maintenant un point de vue plus large, plus englobant, spécifiquement neurobiologique, celui qui domine actuellement. Dans L’Homme neuronal : trente ans après (Editions de la Rue d’Ulm 2016, ici kindle d’Amazon), Jean-Pierre Changeux, plus radical encore, actualise les conclusions de sa thèse qui avait fait grand bruit dans les années 80, thèse qui affirmait, comme l’indique clairement le titre de son livre, un réductionnisme physicaliste donnant à notre équipement neurobiologique l’unique capacité à produire de l’humain, autant sur un plan psychologique que spirituel, politique etc… C’est dit on ne peut plus clairement : Ce programme – celui du réductionnisme physicaliste – a pour horizon la construction de cette ‘passerelle’ entre le mental et le cérébral, dont la réalisation conduira peut-être, contre toutes les tentations spiritualistes, à l’élimination même du terme « esprit », à son éviction du vocabulaire de la science. Le problème de la conscience qui réapparaît au travers de ses propos, notons-le, n’est plus traité de la même façon, suivant qu’on s’appuie sur des affirmations physicalistes ou plutôt sur l’originalité des schèmes mentaux qui caractérisent les conduites humaines au cours de leur évolution. Mais un partage est possible, l’essentiel étant bien entendu d’évincer tout concept évoquant une ‘spiritualité’ ! D’une part, on peut se demander si la thèse du lieu intracérébral de la pensée, au principe des théories de l’identité dont se revendique de fait l’ouvrage, prend pleinement acte de la crise chronique du physicalisme, crise qui a notamment donné lieu, dans les années 1960, à la naissance du cognitivisme, avec l’apparition du modèle computationnel de l’esprit-ordinateur (machine de Turing). (k 1265) Fallait-il choisir entre un modèle purement mécaniste, techniciste, et un modèle organiciste ? Autant les réunir, et le tour est joué, le principe du ‘réductionnisme’ demeurant invariable en lui-même. D’autre part, il n’est pas certain que le physicalisme neurologiste constitue la seule réponse à l’affirmation – assurément contestable – d’une inexplicabilité structurale des phénomènes mentaux qui tiendrait précisément au phénomène de la conscience.(…) Cette dernière perspective, que l’on peut schématiquement appeler ‘externaliste’, vise explicitement à rendre raison de la spécificité du mental, en l’occurrence de son caractère holistique, de son inscription sociale, culturelle, linguistique, technologique, autrement dit de son inscription ‘dans le monde’. Elle récuse simultanément le postulat d’un essentiel et ineffable ‘mystère’ de la vie mentale, représenté par la conscience et une supposée dimension privée irréductible de la pensée : mystère que la perspective externaliste s’attache précisément à dissoudre, au titre de confusion conceptuelle. (k 2528)
Ne nous berçons pas d’illusions : les sciences cognitives vont bon train de nos jours et leur influence s’est tellement accrue qu’elles ont pu influencer certains courants de la phénoménologie actuelle. Dès 1989, le célèbre neurobiologiste Francisco Varela nous proposait une Invitation aux sciences cognitives (Seuil) où il prédisait que l’émergence des sciences cognitives, disciplines aussi diverses que l’informatique, la linguistique et les neurosciences, marquerait un changement conceptuel préfigurant de nouveaux champs scientifiques. De l’intelligence artificielle aux réseaux de neurones et aux travaux actuels sur la conscience et la vie artificielle, il mettait en perspective les grands courants des sciences cognitives. Il prenait également le parti de rejeter tout réductionnisme et tout a priori théorique, préconisant une approche qu’il qualifiait d’énactive, refusant ainsi de réduire la conscience à des interactions entre neurones et de séparer le cerveau du monde extérieur. C’est cette approche que désigne aujourd’hui Changeux et ses disciples, refusant en fait à favoriser les partis-pris extrêmes du mécanisme et de l’organicisme, en souhaitant toujours aussi catégoriquement disqualifier ce qui se désigne sous le terme de ‘spiritualisme’. Tout récemment, dans un livre intitulé La vie de l’ego, avec un sous-titre qui en dit long, au carrefour entre phénoménologie et sciences cognitives. (ZETA books 2018), le jeune Jean-Daniel Thumser se propose d’effectuer la démarche ultime de la phénoménologie, comme l’aurait souhaité Husserl lui-même, en l’associant aux travaux des sciences cognitives. Confusion cette fois ? Je cite les dernières pages de son livre, bien révélatrices de cette tentation : … les sciences cognitives et la philosophie de l’esprit se sont imposées dans le cadre des recherches philosophiques. D’une pensée traditionnellement cartésienne, nous en sommes venus à nier la primauté accordée à l’ego pour saisir la subjectivité dans ses versants comportementaux et computationnels. Toutefois, contrairement aux paradigmes acceptés alors, les sciences cognitives ont dû reconnaître l’importance de la part expérientielle du vécu. Il fallait ainsi songer à une méthode qui puisse faire émerger la conscience à partir d’un examen scientifique qui fasse honneur à la part vécue du sujet… Pour répondre au problème difficile de la conscience, c’est-à-dire le lien entre états neuronaux et états mentaux, il faut en effet saisir la vie en sa dimension vécue… L’originalité de la phénoménologie étant de mettre en lumière à la fois les structures invariantes de la vie subjective et l’expérience subjective, elle permet, dans un lien de réciprocité avec les sciences cognitives, de saisir la vie du sujet en ses dimensions passive et active : actif, le sujet est donateur de sens, il co-constitue un monde commun de la vie ; passif il est dépendant de processus neurobiologiques qui échappent à la conscience qu’il a de lui-même. Cela nous permet d’appréhender le fait que les interrogations quant au transcendantal ne sont pas surannées, mais nécessitent de se confronter à ce qui est ‘contre-transcendantal’, autrement dit le corps vivant et le monde en tant qu’instances primordiales de sens. Il importe désormais de saisir qu’il y a une cogénérativité entre deux domaines autrefois opposés, la phénoménologie et les sciences cognitives… (p. 386) Dans ce livre dense, qui poursuit une enquête détaillée sur la question, on voit bien qu’elle est reprise à partir de problématiques tout à fait traditionnelles. Il s’agit de savoir maintenant si nous progressons depuis la célèbre dispute opposant Dennett à Chalmers, si nous voyons quelque dépassement possible des dernières avancées de Michel Bitbol (cf mon livre Connaissance du matin : j’y aborde directement ce problème), comment s’articulent vraiment, et de quelle manière originale, un point de vue purement philosophique et la méthodologie scientifique. Le ‘je’ dont fait usage Husserl n’est pas le signe de sa propre subjectivité, mais un indexical générique nécessaire à la description de l’attitude phénoménologique. Ce ‘je’ ne fait en aucun cas référence à une expérience singulière. La dimension expérientielle d’un vécu personnel est alors mise entre parenthèses. Ce qui importe est la découverte des structures formelles et universelles de la vie subjective en ses modalités normales et anomales, ou les invariants eidétiques. Dans une telle optique, la phénoménologie n’est pas si éloignée des sciences cognitives en ce qu’elle omet l’expérience à proprement parler. Seule importe la structure essentielle et invariante de l’expérience que tout être raisonnable peut connaître indistinctement. (…) (p. 393/394) Ainsi définie cette nouvelle pétition de principe, l’investigation se poursuit pour tenter d’ajuster cette perspective transcendantaliste propre à la phénoménologie à la méthodologie scientifique appliquée aux cas les plus concrets d’une existence engagée dans la vie commune. Ces quelques lignes suffisent à dévoiler le projet et son aboutissement, du moins, et de l’aveu de l’auteur, tout ce qui reste encore à réaliser pour que ce ‘carrefour’ mène quelque part… Autant d’efforts qui n’ont d’autre objectif que de rendre vie à un certain réalisme, aux constantes matérielles qui semblent si déterminantes dans la constitution d’un ‘je’. Restauration d’un objectivisme qui oppose transcendance du monde et immanence du sujet, restauration déguisée d’un psychologisme que Husserl lui-même avait critiqué dans ses premiers travaux (les Recherches logiques), réaffirmation d’un matérialisme pourtant catégoriquement repoussé dans la Krisis. Le plus extraordinaire, c’est de constater une convergence d’efforts, d’un côté une phénoménologie qui vise à rejoindre les sciences cognitives et d’un autre côté des représentants de telles démarches qui mettent l’accent sur une théorie du sentir comme premier principe de connaissance. Ainsi Antonio Damasio dans son dernier livre : Sentir et savoir, une nouvelle théorie de la conscience (Odile Jacob 2021), qui affine la grande thèse organiciste en mettant en perspective la dynamique du vivant primitif et la dialectique de ses transformations provoquées par l’émergence et l’évolution d’un phénomène spécifiquement humain. Bien entendu, on trouve toujours à la base le même principe réductionniste : La perception des objets et des actions dans le monde extérieur à nous-mêmes se transforme en images grâce à la vue, à l’ouïe, au toucher, à l’odorat et au goût. Les perceptions dominent nos états mentaux – du moins, en apparence. En réalité, une bonne partie des images qui existent dans notre esprit ne proviennent pas de la perception par le cerveau du monde extérieur à nous : elles sont au contraire le fruit de la relation qu’entretient le cerveau avec le monde à l’intérieur de notre corps, relation faite de connivence et de mélanges. (p 61) Nous retrouvons là le modèle piagétien qui insiste tant sur la génétique associant organisme (au départ un système nerveux complexe) et activité intellectuelle (dans un certain milieu social) : Lorsque nous relions et associons des images dans notre esprit, lorsque nous les transformons au sein de notre imagination créatrice, nous produisons de nouvelles images qui sont autant d’idées, concrètes ou abstraites ; nous produisons des symboles ; et nous confions à la mémoire une bonne partie de tout ce produit d’images. (p 62) Voilà donc toute une hiérarchie de complexifications capables de construire un moi humain de plus en plus élaboré : Les ‘cartes schématiques’ neurobiologiques deviennent les ‘événements mentaux’ que nous appelons images. Lorsque ces événements s’inscrivent dans un contexte incluant des sentiments et une perspective de soi (self – perspective), et seulement dans ce cas, ils deviennent des expériences mentales ; ils deviennent conscients. Certains verront cette ‘conversion-transformation’ comme un processus magique, d’autres comme un phénomène très naturel. Je penche pour cette dernière hypothèse, même si le processus n’a pas été entièrement expliqué et que tous les détails sont loin d’être limpides. (…) La ‘physique de l’esprit’ conserve plus d’une zone d’ombre à éclairer. Cette ‘incomplétude’ n’a rien à voir avec le fameux ‘problème difficile’ de la conscience. Elle est simplement liée à la trame profonde de l’esprit, à la tessiture qui sous-tend les cartes et les images. p 70) En fait il y a comme un étagement suivant les étapes de cette complexification : viennent alors, affects, sentiments, esprit et conscience (qu’il prend soin de ne pas confondre), la conscience comme un ‘rassemblement de connaissances’ centré sur l’épreuve originale d’un moi concret, personnel : Quel que soit le contenu ‘précis’ de l’esprit (les paysages, le décor, les sons, les idées), il ne peut être éprouvé qu’accompagné d’affect. Tout ce que nous percevons, tout ce dont nous pouvons nous souvenir, tout ce que nous essayons de comprendre en raisonnant, tout ce que nous inventons ou désirons communiquer, tout ce que nous entreprenons de faire, tout ce que nous pouvons apprendre et mobiliser, notre univers mental façonné par des objets, des actions et des abstractions – l’ensemble de ces différents processus peut engendrer des réponses affectives lorsqu’ils se déploient. L’affect est l’univers de nos idées, transmué en sentiments. On peut également penser les sentiments en termes musicaux : ils sont en quelque sorte la partition musicale qui accompagne nos pensées et nos actions. (p 94) Nous sommes assez près de la version jordanienne de la constitution des images, c’est à souligner, mais à cette différence, de taille, que nous partons d’une activité neuronale (comme chez Changeux) et que c’est uniquement cette progression ‘nerveuse’ qui favorise l’apparition finale d’un moi. Mais la description fournie ici, qui suit toujours la voie scientifique, n’en est pas moins gratifiante : Dans ma proposition, la conscience est un état d’esprit enrichi. Cet enrichissement consiste à inclure dans les processus continus de l’esprit des fragments d’esprit supplémentaires. Ces fragments d’esprit supplémentaires sont faits du même matériau que le reste de l’esprit – ils relèvent du domaine de l’image – mais, grâce à leur contenu, ils annoncent clairement que tous les contenus mentaux auxquels j’ai actuellement accès m’appartiennent, sont à moi, sont en train de se déployer au sein de mon organisme. Cet ajout est révélateur. (…) Révéler ce caractère ‘propriétaire’ du mental, c’est principalement le fait des sentiments. Lorsque je fais l’expérience de l’événement mental que nous appelons ‘douleur’, je peux le localiser dans une certaine partie de mon corps. En réalité, le sentiment survient à la fois dans mon esprit et dans mon corps – et ce pour une bonne raison : je possède l’un comme l’autre ; ils sont situés dans le même espace physiologique ; et ils peuvent interagir entre eux. (p 156) Nous pouvons poursuivre, c’est une voie d’évidences : Les images mentales, qu’elles soient conventionnelles ou hybrides, comme les sentiments, véhiculent et communiquent des significations, qui sont les ingrédients clé de la conscience comme aussi des versions simples de l’esprit. (…) La clé de la conscience réside dans les contenus des images qui l’éveillent. Elle réside dans les connaissances que ces contenus procurent naturellement. Seule condition nécessaire : il faut que les images soient informatives, pour pouvoir contribuer à l’identification de leur propriétaire. (p 162) Conclusion que je retiendrai ici : La conscience est un rassemblement de connaissances assez nombreuses pour engendrer – automatiquement, et au beau milieu du flux d’images – l’idée que ces images sont à moi, sont en train d’être produites au sein de mon organisme vivant, et que l’esprit … eh bien, est à moi lui aussi. C’est là le secret de la conscience : rassembler les connaissances et les exhiber pour mieux les transformer en certificat d’identité à l’attention de l’esprit. (p 177)
Cela ne s’arrête pas là ; d’autres travaux ne sont pas négligeables, qui veulent redorer le blason d’un ‘matérialisme’ révisé, et même renforcé par une phénoménologie réinventée, réorientée. Je pense cette fois au travail le plus récent de Claude Romano : Les repères éblouissants, Renouveler la phénoménologie, qui propose plus radicalement un retour au réalisme, revisité sans doute, mais clairement en opposition avec l’idéalisme classique, celui des Anciens, comme celui de Descartes – mais Husserl ? La thèse est ambiguë : Le réalisme auquel nous souscrivons ne représente en rien une sorte de naturalisme… Il faut sans doute donner raison à l’anti-naturalisme de Husserl : le discours intentionnel est irréductible au discours causal, la relation d’apparaître est irréductible à une relation externe… (Le réalisme) que nous défendons, et qui est une expérience de l’holisme de l’expérience, se présente comme un réalisme descriptif ou phénoménologique. (…) Sans nier que l’ouverture au monde repose sur des soubassements causaux, un tel réalisme descriptif soutient que, du point de vue descriptif – et de ce point de vue seulement -, la seule position tenable consiste à soutenir que la perception ouvre par essence sur un monde en l’absence de tout intermédiaire mental. La perception du monde présuppose son existence et en est inséparable. (p 103) La thèse du holisme est avancée, un progrès contre tout subjectivisme solipsiste, mais l’essence de la perception ici énoncée se trouve constitutivement liée à un monde demeuré, quant à lui, d’essence causaliste. Contradiction ? Un réalisme du monde de la vie permet à la fois de garantir la réalité du monde phénoménal, c’est-à-dire son indépendance à l’égard de notre pensée et de nos représentations, en vertu des nécessités d’essence (indépendantes de notre pensée) qui le structurent… La réalité construite des objets théoriques dérive de celle, préthéorique, du monde phénoménal, lequel n’est jamais ‘construit’… les phénomènes de ce monde ne sont pas de simples apparences… Le phénomène n’est pas le symptôme de quelque chose d’autre, il est la réalité (ce que pensait Wittgenstein, nous est-il rappelé…) (p 123) Nulle contradiction plutôt dans ce credo réaliste. Et en allant même plus loin : Loin de constituer l’opposé d’un ‘corrélationnisme’ pernicieux qui nous voilerait notre accès à l’absolu, le véritable réalisme consiste au contraire à tirer toutes conséquences de la corrélation fondamentale de l’esprit incarné et du monde, et à la pousser à son terme, celui où la certitude du monde se révèle indissociable de l’existence de la conscience. IL consiste en un retour au monde naïf et non problématique qui forme le berceau de nos vies, par-delà les grandes dichotomies qui sous-tendent le réalisme et l’idéalisme classique. (p 145) Pour ma part, je ne vois dans cette nouvelle définition d’un holisme du monde de la vie, que la résurgence d’un naturalisme ‘naïf’, celui-là même contre lequel s’insurge la philosophie depuis les premières heures de sa naissance ! Toutes les critiques modernes (Nietzsche) et contemporaines (Wittgenstein, Derrida) sont retenues bien que reconnues fragiles : sans le dire, Romano rejoint l’idée tiercelinienne d’un concept d’essence sauvegardé comme l’assurance ultime de la persistance d’une identité. Le problème de la liberté et le souci d’autrui s’expriment bien à la fin de ce grand livre, comme chez Henry par exemple, et le souci d’une morale, mais la thèse réaliste a conditionné l’apparition d’autres problèmes éthiques : la solitude, l’emprise de l’habitude, qui sont ici évoquées comme preuves de l’exercice obligé d’une liberté devenue la marque la plus évidente de notre condition, thème capital de la pensée contemporaine et marque insigne de notre fragilité. Nous sommes revenus en métaphysique et c’est bien le plus étonnant !
Le matérialisme est une métaphysique, ne l’oublions pas. Je suis venu tard à la lecture de Mario Bunge qui nous a laissé la somme d’un Dictionnaire philosophique publié aux Editions matériologiques. On y trouve des articles très courts ; tout y est dit en termes cette fois définitifs, non plus polémiques ou péremptoires mais avec la sérénité bienveillante d’une conviction que rien ne peut plus ébranler. C’est la science ouvertement et exclusivement réaliste contre l’ignorance et la superstition, non seulement des religions du passé mais de l’idéalisme en général qui a conduit la philosophie à son délitement irrémédiable. En résumé (d’une description des systèmes de connaissance) : Pour ce qui est du matérialisme, il s’agit de la vision du monde implicitement adoptée par tous les scientifiques et les technologues lorsqu’ils ne poursuivent pas des recherches philosophiques. Il est vrai qu’ils étudient seulement des choses concrètes, dont certaines sont des choses pensantes, et jamais des idées désincarnées. Pour cette raison, l’idéalisme est incompatible avec la science et les technologies, sans compter qu’il est un obstacle important pour l’investigation scientifique du mental. (op. cit. p 499) Cela ne peut se dire mieux ni plus simplement. Bunge n’étant pas encore intégralement traduit en français, c’est son disciple Marc Silberstein qui s’est efforcé de fixer le plus clairement les termes et les catégories de cette métaphysique dans deux ouvrages réunissant également des chercheurs pareillement engagés (Matériaux philosophiques et scientifiques pour un matérialisme contemporain, également aux Editions matériologiques, 2016). J’éviterai de faire le tour de tout l’ensemble des thèses matérialistes examinées ici, mais je ne me priverai pas non plus d’en citer les principaux énoncés de principe. Comme métaphysique d’abord, ici défini par les termes d’une unité plurielle : Le matérialisme est donc la doctrine ontologique stipulant que les entités constitutives du monde sont matérielles, autrement dit qu’il n’existe pas d’entités immatérielles en tant que constituants. Avec cet axiome épistémique: aucune expérience scientifique digne de ce nom n’a jamais montré l’existence des entités immatérielles de l’idéalisme et du spiritualisme, et aucune de ces thèses métaphysiques ne semble pouvoir en rendre compte en termes de cohérence… même si la physique quantique semble propice à parler sans précaution de la ‘dématérialisation’ de la matière. Toujours proclamée, l’opposition à un spiritualisme revient de façon récurrente : Il y a toujours dans le spiritualisme un indicible qui se cèle de lui-même et à lui-même, là où le matérialisme qui se sait cognitivement limité – car produit par le cerveau des humains – propose une ontologie dans laquelle l’inconnu est immanent au processus même du connaître. Le corollaire d’un tel axiome sera donc le suivant : Le naturalisme métaphysique ou ontologique est la vision selon laquelle tout ce qui existe est notre monde spatio-temporel régi par des lois. Reprenant toutes les thèses de Mario Bunge, c’est un matérialisme systémique qui est ainsi défini point par point avec ces principales caractéristiques : exactitude, dynamicisme, non-dogmatisme, systématisme, scientificité, émergentisme, évolutionnisme… L’émergentisme est un point de vue capital, nous y reviendrons, mais il est aussi un principe qui se trouve particulièrement signalé, qui fera l’objet, comme nous le verrons aussi, de maintes critiques (par Michel Bitbol notamment) : le réductionnisme (c’est-à-dire que) pour n’importe quelle discipline scientifique en dehors de la physique fondamentale, l’ensemble des lois qu’elle découvre ( les axiomes et donc aussi les théorèmes ) peut en principe être explicitement déduit à partir de lois d’une science plus fondamentale. Un thème invariablement répété et décliné : Cette conception (le réductionnisme) est matérialiste en concevant toutes les propriétés réelles, y compris mentales, comme étant en principe réductibles… Elle exige que les lois en vertu desquelles les propriétés de haut niveau sont déterminées par les propriétés de bas niveau et leurs interactions soient elles-mêmes dérivables à partir des lois d’interaction de bas niveau. C’est cette contrainte qui garantit la matérialité des propriétés de haut niveau. On en voit facilement la conséquence, et le soutien de l’ensemble de la thèse matérialiste : La notion d’émergence se présente alors comme une tentative d’éviter les problèmes d’une réduction (dont celle de sa définition même) et d’apporter une réponse à la question de la relation entre niveaux… Sans tomber dans un finalisme outré, un matérialisme émergentiste, comme le propose par exemple Mario Bunge, peut éviter les pièges du réductionnisme radical et offrir un réservoir de possibilités à la matière. Car il n’est plus question de limiter la matière à la substance étendue du sens commun et le matérialisme ne cède rien en potentialités aux autres doctrines philosophiques… C’est précisé à maintes reprises : …dans les cercles de chercheurs où la matière est spécifiquement prise pour objet d’enquête, celle-ci reçoit des déterminations bien différentes de ce qu’elle est pour notre intuition naïve. Il n’en reste pas moins que c’est la matière qui est exclusivement origine, ressource, tissu infini de potentialités aux innombrables manifestations qui jamais, néanmoins, n’en modifient la texture ontologique : la matière, c’est ce qui est là, devant nous, hors de nous, palpable et résistant, qui peut être attesté par les sens bien qu’étant perçu de diverses façons, mais qui persiste indépendamment de nous. Cet apriori systématique se rapproche de la thèse physicaliste, encore plus radicale, mais qui ne semble pas retenue ici. Ce point de vue… partage avec le physicalisme la conviction que tous les objets sont constitués uniquement de parties physiques ; cependant, il serait mal approprié de l’appeler ‘physicaliste’ dans la mesure où elle suppose que nombre de phénomènes, notamment d’ordre psychologique, ne peuvent pas être expliqués même en principe dans le cadre de la physique : leur explication doit nécessairement faire appel à des propriétés non physiques qui possèdent leurs pouvoirs causaux propres tout en étant réductibles. Ainsi le matérialisme peut se présenter comme le cadre explicatif de tous les phénomènes, non seulement matériels, mais affectifs, sociaux ; toutes les manifestations de génie humain, l’art bien entendu, mais aussi la religion etc. Aussi surprenant que cela puisse paraître ! L’idée nodale du matérialisme est : rien de ce qui existe n’est indépendant de la matière immanente. Les entités telles que les symboles, les concepts, sont occurrentes si et seulement si un substrat matériel leur préexiste. Cette matérialité initiale doit suffire à rendre compte de la multiplicité des manifestations mondaines, et ce, à tous les niveaux d’organisation. La conclusion finale vient nous prouver cette cohérence revendiquée plus haut ; on n’ajoutera plus rien ! Le matérialisme, s’il peut être résumé aussi drastiquement, ne dit rien d’autre : que nos affects, que notre art, que nos émotions, que notre sentiment même du divin, que notre sollicitude vis-à-vis d’autrui ou que nos aberrations, nos déviances, que notre grandeur comme nos bassesses, ne sont que (mais ô combien de phénomènes complexes dans ce « que ») les résultats des aléas et des déterminations de la matière la plus humble.»(pp 96/127)
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