DD – extraits – Le conflit dans la pensée (2)

Mon introduction ici sera brève et ce seront ces longs passages repris de mon livre qui illustreront la grande offensive contemporaine en faveur d’un ‘nouveau réalisme’. Mais ne nous y trompons pas : si les arguments semblent se renouveler, s’affiner en s’éloignant d’un réalisme tel qu’on pouvait le concevoir jusqu’à la fin du 19ème siècle, c’est toujours, finalement, d’un matérialisme que l’on débat, de sa défense ultime et de son affirmation catégorique. Choix métaphysique, vraiment ? Affirmation d’un tempérament, d’une sensibilité à rebours d’un autre sentiment du réel qui nous assaille irrésistiblement ? Au fait, a-t-il jamais été question de nier la réalité d’un monde extérieur, ou plutôt des modalités de notre appréhension, de ce qui fait sens, de ce qui s’imagine aussi, et tout simplement s’interprète. Les lecteurs qui voudront approfondir ces questions devront s’attacher plus particulièrement, à mon avis, aux thèses de Jocelyn Benoist et de Claudine Tiercelin que je ne cite pas dans les extraits suivants. J’avais présenté son livre Le ciment des choses (qui vient à nouveau d’être publié en collection de poche) dans un article de mon blog daté du 17 mai 2016. La question s’y élargit de beaucoup, tenant compte naturellement des apports de la science et de l’épistémologie contemporaines – j’y reviendrai – et du cognitivisme débordant désormais les cadres étroits d’une psychologie d’inspiration positiviste comme celle de Piaget, de Changeux, et de leurs élèves. Après l’aperçu historique que j’ai également rappelé, ce débat occupe les deux tiers de mon livre ! J’y apporterai encore quelques compléments dans les prochaines semaines.

« J’en arrive maintenant au plus surprenant de ces ‘nouveaux’ penseurs du réalisme : Markus Gabriel qui a fait irruption sur la scène médiatico-philosophique en affirmant tout carrément dans un livre retentissant qu’il n’y aurait en fait tout simplement pas de monde – ni physique, ni modal, ni esthétique, ni culturel. Pourquoi le monde n’existe pas (Le Livre de Poche 2015) veut rompre avec la construction ou la composition des mondes et faire retour à un nouveau réalisme défini simplement ainsi : ‘nous sommes susceptibles de connaître des choses et des faits en soi et … faits et choses en soi n’appartiennent qu’à un seul domaine d’objets’. On peut remarquer que ce réalisme, contrairement à l’acception traditionnelle du réalisme est un réalisme purement de la connaissance, réalisme épistémique, certainement pas ontologique.  Il déclare que l’on peut connaître les choses en soi, sans prétendre qu’il y a des choses en soi. On peut remarquer que Gabriel va au-delà de Kant : selon Gabriel, être réaliste c’est affirmer que l’on connaît les choses en soi. Point. C’est ainsi que Kant prenait soin de distinguer penser et connaître : on pense les choses en soi sans les connaître ! C’est ce que l’on peut appeler un réalisme critique, c’est à dire intermédiaire entre le réalisme transcendantal et l’idéalisme transcendantal, la critique reposant sur la limitation qui fait qu’il y a des choses que l’on peut penser sans les connaître (un autre exemple serait l’essence divine : tout à fait pensable, mais inaccessible à la connaissance !) La raison pour laquelle Gabriel se fait fort de connaître les choses en soi, c’est-à-dire la réalité métaphysique ultime, c’est que le monde n’existe pas ! Cette connexion entre la connaissance des choses en soi et la non-existence du monde est mystérieuse et il faut bien l’expliquer. Il s’agit en fait de comprendre l’argumentation qui nie l’existence du monde. Pour comprendre le sens de l’affirmation ‘le monde n’existe pas’, il faut commencer par comprendre ce que signifie ‘exister’. Pour la plupart des philosophes ‘l’existence existe’ est tout simplement un axiome. Gabriel s’applique à définir l’existence différemment : l’existence est l’occurrence grâce à laquelle quelque chose se manifeste dans un champ de sens. (p 75) Les champs de sens sont des ‘unités ontologiques fondamentales’. Gabriel ne se contente pas des champs de sens, il introduit des domaines d’objets, composés d’objets possédant des propriétés, et son premier argument en faveur de l’inexistence du monde est qu’il n’y a pas d’objet qui possède toutes les propriétés (pourquoi ?) et tous les objets se distingueraient de tous les objets (sens ?). Cela voudrait dire que le monde étant composé de tous les objets et ceux-ci composés de propriétés, le monde serait composé de toutes les propriétés… C’est ainsi que s’introduit un postulat surprenant, celui de la multiplicité infinie des mondes : Ma réponse personnelle à la question : « qu’est-ce que l’existence ? » revient à dire que le monde n’existe pas, qu’il n’existe qu’un nombre infini de mondes qui se recouvrent en partie mais qui en partie seulement sont indépendants les uns des autres. (p 95) Ce que veut dire Gabriel c’est qu’il n’y a pas de monde, parce qu’il n’y a pas de recouvrement complet des mondes. Mais si les mondes se recouvrent même partiellement, ce sont des mondes… Le monde serait le champ de sens de tous les champs de sens, mais cette définition relationnelle repose sur une définition interne d’après laquelle le monde est une totalité. Dans ce cas, le monde est donc le lieu d’apparition de tous les événements. Nous n’avons sous les yeux qu’une copie ou une image du monde (p 109) Cela signifie que les objets visibles ne sont pas dans le monde, mais sont l’image du monde. Mais Gabriel rejette en même temps l’idée d’image du monde, que ce soit une image scientifique ou une image religieuse. Il tente alors de construire une ontologie négative qu’il veut présenter en même temps comme un nouveau réalisme. Cette ontologie négative nie l’existence du monde, mais sans qu’on puisse voir ce qu’elle affirme comme existant. Le réalisme qu’il propose n’est donc pas vraiment un réalisme, on ne peut finalement pas l’entendre ainsi, c’est un constructionnisme où la réalité est construite avec des domaines de sens, qui ne sont en fait que des domaines d’objets. Or prétendre à la fois que c’est un constructionnisme, quoique sans monde, nous confronte à une absurdité pure et simple. Si nous en arrivons à un tel degré de confusion, n’est-ce pas finalement parce que le réalisme est indéfendable, ne trouve jamais ses arguments épistémologiques les plus pertinents ?

Si Markus Gabriel défend une prétendue thèse réaliste avec une certaine fantaisie, je préfèrerai en finir par l’évocation d’un livre tout aussi étonnant, Forme et objet, un traité des choses (PUF 2014), de Tristan Garcia qui semble y défendre une thèse voisine de celle de Markus Gabriel. Partant de l’idée qu’il y a un type d’objet qui soit quelconque, il envisage les objets comme répartis dans un univers ‘plat’, qui les accueille tous, comme chez Gabriel, mais qui inclut, à la différence de ce dernier, également les objets contradictoires et non existants. A partir de cet univers plat, les objets se distinguent en différentes catégories que l’auteur passe en revue en un catalogue qui comprend le temps, les humains, les animaux, l’histoire, l’art, le genre et la mort. Garcia ne tente aucune taxinomie, ni ne cherche à dire que certaines sortes d’objets seraient davantage des objets que d’autres. Mais il semble s’approcher d’une conception holistique, nous disant que les objets entrent tous en relations les uns avec les autres, par quelque sorte de glu ontologique. Toutefois, si l’auteur bute longtemps sur la définition d’une chose, cherchant presque en vain de quoi elle est faite, c’est bien à une réalité de matière qu’il parvient finalement, là où la chose se situe le plus indiscutablement. ‘Ce qui est une chose’ ne se réduit pas seulement à ses composants matériels : dans un objet artisanal, il y a autant le plan et l’idée de cet objet que ses ingrédients concrets ; ce qui compose une chose n’est pas que matériel, mais ce qui qui compose les composants non matériels de la chose (l’idée, la cause formelle aristotélicienne par exemple) peut toujours être ramené à une matière. (p 123) Qu’on poursuive l’analyse, de composant en composant, on en arrive à de la matière :  Ce qui est une idée, ce qui est une pensée peut toujours être ramené à un phénomène matériel : quand on parle de ce que sont les choses, il faut bien qu’en les décomposant on bute en dernière instance sur de la matière. (p 124) Par contre il serait inexact de dire que les choses sont dans la matière. Les choses n’ont pas lieu dans la matière… Ce qu’est une chose, elle l’est toujours formellement, jamais matériellement. (p 124) On aurait tort de trouver là une contradiction aisée à dénoncer. Une autre affirmation nous ramène à un point de vue matérialiste exprimé différemment : il est vain de vouloir définir ce qui est la matière des choses. La matière c’est ce qui est mais que rien n’est ; la matière est le boutoir en deçà des choses. (p 142) Ne vaudrait-il pas mieux dire ‘matérialité’ ? Que non ! Ce serait encore une abstraction : la matière n’est pas composée des composants de la matière ; la matière est ce qui compose les premiers composants, sans être elle-même composée. Rien n’est moins matériel que la matière… (p 143) Exemple ou illustration : une roche n’est pas matérielle ; mais tout ce qui est la roche l’est assurément. (p 144) Il y en comme ça des centaines de pages : ne serions-nous pas en métaphysique ? La conclusion ne manque pas de charme en nous offrant une nouvelle définition du réalisme à partir de cette définition de la chose qui n’est pas matière en détail(s) mais uniquement matière en sa structure la plus intime, en-deçàPour moi, la condition du réalisme est une aménité, une libéralité de l’écriture et de la pensée assez fortes pour accueillir toute chose, sans se complaire dans aucune, sans jamais cesser de vouloir en accueillir plus. Être réaliste, c’est être extrêmement accueillant, c’est être capable de tout accueillir. (p18) Je suppose que le programme annoncé dans l’introduction a été entièrement respecté !?

Parvenu à ce stade de l’enquête il m’est impossible de ne pas signaler encore Maurizio Ferraris qui est celui qui, dans les livres où il défend ce qu’il appelle ‘nouveau réalisme’, est le plus conscient des enjeux de ce vocabulaire et en tous cas le plus soucieux de situer ses thèses par rapport aux thèses classiquement appelées ‘réalistes’. Après Garcia, c’est un autre raffinement du propos. Il se pose par exemple la question du réalisme scientifique en opposition au positivisme, et il voit bien les enjeux liés à la conception que l’on a de la vérité. Il se livre à un portrait à charge du postmodernisme, en particulier dans son Manifeste du nouveau réalisme (Hermann 2014), où il s’agit de défendre ses thèses positives. Le réalisme de Ferraris semble même plus engagé que les auteurs précédemment cités : il se réclame, contre l’idéalisme kantien, de la Gestalttheorie et refuse de faire de l’intentionnalité le produit du langage ; au contraire, il la place avant le langage, développant sa thèse originale selon laquelle c’est la documentalité qui produit l’intentionnalité ; autrement l’enregistrement de toutes les mémoires qui constituent notre identité. C’est lui qui nous dit que l’ontologie ne s’identifie pas à l’épistémologie, que le monde est indépendant des schèmes conceptuels, que la résistance des choses est leur ‘affordance’, leur caractère non amendable, leur ‘inamendabilité’ écrit-il… Pour être réaliste, il ne suffit pas de dire, même si cela peut apparaître comme un pas de géant face aux postmodernismes qu’il attaque, que le réel nous appose une capacité de résistance. Il faut encore proposer une théorie de la structure ontologique de la réalité, une théorie de la vérité et une théorie de la connaissance. Pourquoi ne se range-t-il pas à une position un peu plus métaphysique que celle qu’il adopte ? Sa faiblesse se verrait même dans son penchant à adopter les thèses pluralistes d’un Gabriel. Dans ce cas, le pluralisme des sphères de réalité ici suggéré peut-il être un réalisme ? Dans un livre plus récent : Emergence, aux éditions du Cerf (2018), Ferraris nous livre ses clefs : L’ontologie, ce qui existe, diffère de l’épistémologie, ce que nous savons ou croyons savoir ; cette différence est en même temps une dépendance du connaître à l’égard de l’être : il faut que quelque chose existe pour que quelque chose soit connu. Sans le savoir, il y aurait malgré tout des lacs, des montagnes, des épistémologues (compris comme êtres vivants) et des nombres impairs, tandis que sans l’être, il n’y aurait aucune forme de savoir, celui-ci étant toujours savoir quelque chose de quelque chose. Cette différence et cette antériorité de l’être par rapport au savoir représentent un a priori matériel plus fort que tout a priori conceptuel ; cet a priori est tout autant matériel, et non moins a priori, que l’axiome selon lequel il n’existe pas de couleur sans extension. En effet, si la connaissance ne se référait pas à quelque chose de différent et d’antérieur à elle, alors les mots ‘sujet’, ‘objet’, ‘épistémologie’, ‘ontologie’, ‘connaissance’ et ‘réflexion’ n’auraient pas de sens ; ou plutôt, il s’agirait de synonymes inexplicables. (p 19) En fait, c’est tout le préjugé réaliste qui s’expose ici, ouvertement, et ce n’est pas un mal, on y voit plus clair, et on sait bien alors ce qu’il faut entendre par ‘émergence’ ! (…) vérité et réalité sont toutes deux filles du temps, mais de deux façons différentes : la vérité qui vient à la surface est la découverte de quelque chose qui existait mais que l’on ne savait pas (découverte), tandis que la réalité qui vient à la surface est un aspect du réel qui, auparavant, n’existait pas (émergence). (p 20) Nous ne sommes pas loin de Meillassoux et de son fameux argument de l’ancestralité : Comment faire pour démontrer que les objets de la connaissance existent indépendamment des sujets de la connaissance ? Ma réponse est très simple : comment faisons-nous pour démontrer que les objets de la connaissance n’existent pas indépendamment des sujets de la conscience ? (p 26) Il suffira de se reporter aux événements les plus anciens : la ‘création’ du monde par exemple, ce qui réintroduit le thème de la mémoire et celui de l’inscription cher à Ferraris. Finalement on se demandera si Ferraris ne se contente pas de nous dire que le réalisme est une position par défaut, car le réalisme authentique demande quelque chose de plus que l’intelligibilité du réalisme. Nous aboutissons une fois de plus aux mêmes problèmes, aux mêmes contradictions, à cette question cruciale : à quelle épistémologie radicalement nouvelle, et indiscutablement ‘réaliste’ pourrait-on se tenir, en admettant que cela soit possible ? Cette grande thèse de l’antériorité de l’objet ‘réel’ est, comme nous verrons, celle que défend, mais implicitement, comme une évidence, la psychologie génétique. Nous allons y venir. (pp 96/102)

Pour exposer une systématique réaliste, je me rapprocherai une nouvelle fois d’Yvon Quiniou qui tente l’apologie d’un matérialisme philosophique définitif – une dogmatique donc – et j’en verrai aussitôt les effets exposés de manière encore plus catégorique par le physicien et philosophe argentin Mario Bunge et son disciple français, Marc Silberstein qui réunit sous sa direction une pléiade d’auteurs dans un ouvrage de deux forts volumes : Matériaux philosophiques et scientifiques pour un matérialisme contemporain (Editions matériologiques 2018) Répétitions de ma part ? On ne s’étonnera pas en effet de retrouver les mêmes thèmes, les mêmes concepts, les mêmes convictions exposés avec la même insistance, et il faut bien en tenir compte, définitivement, puisqu’il s’agit d’un point de vue inébranlable. Commençons donc avec une Apologie du matérialisme que nous propose Yvon Quiniou aux éditions Encre Marine (2019) C’est parfaitement édifiant. Tout part de la perception de quelque chose qui n’est pas cette chose que vise la phénoménologie avec son concept laborieux d’intentionnalité. La perception nous ouvre à une extériorité objective, à un monde indépendant qui n’a pas besoin de nous pour exister alors que nous, nous en avons besoin pour être. La perception n’invente pas ses données ou ses objets, contrairement à l’imagination qui y trouve seulement sa source, ses matériaux. (p 19) Que l’on désigne par là la réalité sensible, la matière comprise dans le cadre du mécanisme à notre échelle, ou la matière dont nous parle la microphysique, etc.., dans tous les cas nous avons affaire et nous aurons toujours à faire à de la matière, dotée constamment du statut ontologique… qui revient à la considérer comme une réalité objective, possédant ce qu’on appelle une ‘aséité’. C’est bien ainsi pourquoi elle désigne une réalité une, quelle que soit la variété des concepts scientifiques successifs qui nous la révèlent à différentes échelles… L’énergie… qui n’est pas une catégorie philosophique mais un concept scientifique, c’est toujours de la matière ! (Ce concept) ne fait en rien disparaître la matière entendue comme catégorie ontologique ou philosophique universelle. (p 33) … c’est bien, en dernière analyse, un critère extra-théorique qui vérifie, fût-ce avec prudence, la théorie scientifique : la pratique. (p 52) L’hypothèse d’un Dieu créateur, ou de toute forme de transcendance référant à un mystère, un absolu : Ce halo de mystère… en réalité, ce n’est que de l’inconnu… mais pas de l’inconnaissable ou de l’incompréhensible : c’est simplement… une terre à découvrir par la raison et de mieux en mieux… Ce sentiment (de mystère) s’éprouve hors de l’intelligence, il a son poids propre, irrécusable, et il est à l’abri de la déconstruction qu’elle en opère. C’est donc un mystère vécu et non un mystère en soi… (p 111) J’ajoute, en toute honnêteté, que si la science l’exclut par définition de son propre plan d’immanence explicative, rien n’interdit à un croyant de l’ajouter, mais en surimpression, au texte purement profane de l’explication scientifique… (p 132) Les sciences cognitives actuelles, de leur côté, offrent une nouvelle échappatoire à la métaphysique obstinée qui poursuit infatigablement la dispute entre réalistes et idéalistes. En fait, nous pourrions y voir un courant de recherche ancien, déjà combattu par Husserl sous le nom de psychologisme, mais constamment réapparu aux horizons universitaires d’une science obstinée dans ses fictions matérialistes. Par exemple, dans la psychologie génétique de Jean Piaget, ce postulat est non seulement indubitable mais il n’est pas même soupçonné comme tel. Tous les progrès de l’intelligence, du développement de ses constituants psychogénétiques dans la petite enfance jusqu’à l’âge adulte, ne visent qu’à faire apparaître et affermir un sens inébranlable de l’objectivité, incontestablement le centre d’équilibre d’une vie psychologique épanouie, l’aboutissement d’une évolution qui fait de l’homme ce chef d’œuvre de la nature qu’il s’imagine être de cette façon. On le voit tout du long de la lecture de Piaget : c’est en nous confrontant à la ‘matérialité’ de l’objet que nous devenons nous-mêmes, pas à pas, cette personne. La psychogénétique part de l’objet à l’humain, jamais de l’humain à l’objet quand, à l’évidence, c’est toujours d’abord une expérience humaine – et cela apparaît dans toute la littérature du maître de Genève – qui conçoit l’objet comme un ob-jet, cela qui se confronte à moi et s’éprouve comme un non-moi étranger. Un seul extrait de l’introduction à La construction du réel chez l’enfant (Delachaux et Niestlé, 1967) le démontre aisément, comme le titre même de l’ouvrage le laisse entendre sans ambages. L’étude de l’intelligence sensori-motrice ou pratique durant les deux premières années du développement nous apprend comment l’enfant assimilant d’abord directement le milieu extérieur à sa propre activité, constitue ensuite, pour prolonger cette assimilation, un nombre croissant de schèmes à la fois plus mobiles et plus aptes à se coordonner entre eux. Or, parallèlement à cette implication progressive des schèmes assimilateurs, on peut suivre l’élaboration continue de l’univers extérieur, autrement dit le développement convergent de la fonction d’explication. En effet, plus nombreux sont les liens qui s’établissent entre les schèmes d’assimilation, et moins celle-ci demeure centrée sur la subjectivité comme telle du sujet qui assimile, pour devenir compréhension et déduction proprement dites. Cette construction mentale, progressive, est une construction de l’objectivité, une lente élaboration qui se produit au contact des objets et c’est eux, exclusivement, qui en déterminent les opérations par paliers successifs d’assimilation. L’essentiel devient donc l’ensemble des relations élaborées par l’activité propre entre cet objet et les autres : assimiler signifie, dès lors, comprendre ou déduire, et l’assimilation se confond avec la mise en relations. Par le fait même le sujet assimilateur entre en réciprocité avec les choses assimilées : la main qui saisit, la bouche qui suce, ou l’œil qui regarde ne se bornent plus à une activité inconsciente d’elle-même, bien que centrée sur soi, ils sont conçus par le sujet comme des choses parmi les choses et comme soutenant avec l’univers des rapports d’interdépendance. (p 1 et 2) C’est une proposition centrale qui devient le noyau dur, pour ainsi dire, de tout ce qu’il faut entendre pas psychologie génétique. Il est donc évident qu’aux progrès de l’assimilation implicatrice correspond un développement de l’accommodation explicatrice. La cohérence croissante des schèmes va ainsi de pair avec la constitution d’un monde d’objets et de relations spatiales, de causes et de relations temporelles, bref avec l’élaboration d’un univers solide et permanent. C’est le second aspect de l’évolution de l’intelligence sensorimotrice qu’il nous faut étudier maintenant. Cette nouvelle face du développement mental est naturellement indissociable de la première : l’objet et la causalité ne sont pas autre chose que l’accommodation au réel du schématisme de l’assimilation. Bien entendu, il s’ensuit toute une série d’inventions de nature purement intellectuelle, mais puisque c’est la ‘chose’ qui est l’épreuve initiale de cette intelligence qui avance maintenant à la découverte d’elle-même, cette épreuve consacre la ‘choséité’ comme la matrice représentative de tout ce qui apparaît, l’objet évidemment, et ensuite le sujet lui-même. (…) au moment où l’intelligence sensori-motrice a suffisamment élaboré la connaissance pour que soient rendus possibles le langage et l’intelligence réfléchie, l’univers est au contraire constitué en une structure à la fois substantielle et spatiale, causale et temporelle. Or cette organisation du réel s’effectue, verrons-nous, dans la mesure où le moi se délivre de lui-même en se découvrant et se situe ainsi comme une chose parmi les choses, un événement parmi les événements. (C’est à souligner !) Le passage du chaos au cosmos, que nous allons étudier dans la perception et la représentation du monde des deux premières années, s’opère donc par une élimination de l’égocentrisme comparable à celle que nous avons décrite sur le plan de la pensée réfléchie et de la logique de l’enfant. Mais, c’est sous sa forme élémentaire et primordiale que nous chercherons à saisir maintenant ce processus constitutif de la connaissance : nous comprendrons ainsi en quoi il dépend du mécanisme même de l’assimilation intellectuelle. La conclusion de ce livre laisse aisément voir, avec ses concepts d’assimilation et d’accommodation, que toute la complexité, la richesse de l’évolution décrite chez l’enfant repose sur la même affirmation ‘réaliste’ de la primauté de l’objet, première source d’expérience et condition de toute connaissance : … au fur et à mesure de l’évolution de la pensée de l’enfant, l’assimilation et l’accommodation se différencient pour devenir de plus en plus complémentaires l’une de l’autre. Dans le domaine de la représentation du monde cela signifie, d’une part, que l’accommodation, au lieu de demeurer à la surface de l’expérience, pénètre toujours davantage en son intimité, c’est-à-dire que sous le chaos des apparences il cherche les régularités et devient capable d’expérimentations réelles pour les établir. D’autre part, l’assimilation, au lieu de réduire les phénomènes aux notions inspirées par l’activité propre, les incorpore dans le système des relations dues à l’activité plus profonde de l’intelligence elle-même. L’expérience véritable et la construction déductive deviennent ainsi à la fois distinctes et corrélatives, tandis que dans le domaine social, l’ajustement toujours plus intime de la pensée propre à celle des autres et la mise en relations réciproque des perspectives assurent la possibilité d’une coopération qui constitue précisément le milieu propice à cette élaboration de la raison. (…) Le développement de la raison, esquissé au niveau sensori-moteur, se poursuit ainsi selon les mêmes lois, une fois constituées la vie sociale et la réflexion. En présence des difficultés que soulève l’apparition de ces réalités nouvelles, l’assimilation et l’accommodation se retrouvent, au début de cette seconde période de l’évolution intellectuelle, dans une situation qu’elles avaient déjà dépassée sur le plan inférieur. Seulement, en procédant de l’état purement individuel qui caractérise l’intelligence sensorimotrice à la coopération qui définit le plan sur lequel se meut dorénavant la pensée, l’enfant, après avoir vaincu son égocentrisme et les autres obstacles qui font échec à cette coopération, reçoit de celle-ci les instruments nécessaires pour prolonger la construction rationnelle préparée durant les deux premières années et pour la déployer en un système de relations logiques et de représentations adéquates. On notera que l’élément social n’a pas été oublié, qui vient compléter ce programme de formation de l’intelligence humaine. Pas étonnant dans ces conditions que Piaget ait dénoncé sur le tard les ‘illusions’ de la philosophie : psychologie et sociologie y suffisent ! L’esprit ‘piagétien’ domine toujours la psychologie de l’enfance en France et, malgré des critiques de détails portant sur les expérimentations qui ont rendu célèbre le maître suisse, l’affirmation centrale qui définit son objectivisme de principe n’est jamais remise en question. Olivier Houdé le proclame clairement dans son livre Comment raisonne notre cerveau (Que Sais-je 2018) : ; …c’est à l’expérience que nous devons la notion d’existence continue des objets ! (p 254) Houdé prétend avoir découvert un trajet plus ‘biscornu’ de cette évolution qui n’est ni linéaire ni même par ‘paliers’ (Piaget), mais c’est toujours l’expérience au contact des objets qui en est directrice. (…) lorsque les bébés apprennent des choses concernant le support des objets, leur occultation, leur collision et d’autres situations physiques, ils commencent par se forger un concept initial centré sur une distinction primitive binaire. Ensuite, avec l’expérience, ils identifient progressivement une série de variables qui affinent ce concept initial, donnant lieu à des prédictions et des interprétations plus exactes. Il y a donc ici catégorisation des situations physiques et raisonnement sur leurs variables. (p 265) C’est, d’après Houdé, une cognition physique précoce qui initie cette éducation progressive par les objets et l’activité mentale qui s’impose à leur contact. Tout apprentissage ultérieur, quel que soit l’enrichissement produit, est donc conditionné par cette prédétermination initiale. C’est assez dit ; pourquoi ne pas aborder maintenant un point de vue plus large, plus englobant, spécifiquement neurobiologique, celui qui domine actuellement. Dans L’Homme neuronal : trente ans après (Editions de la Rue d’Ulm 2016, ici kindle d’Amazon), Jean-Pierre Changeux, plus radical encore, actualise les conclusions de sa thèse qui avait fait grand bruit dans les années 80, thèse qui affirmait, comme l’indique clairement le titre de son livre, un réductionnisme physicaliste donnant à notre équipement neurobiologique l’unique capacité à produire de l’humain, autant sur un plan psychologique que spirituel, politique etc… C’est dit on ne peut plus clairement : Ce programme – celui du réductionnisme physicaliste – a pour horizon la construction de cette ‘passerelle’ entre le mental et le cérébral, dont la réalisation conduira peut-être, contre toutes les tentations spiritualistes, à l’élimination même du terme « esprit », à son éviction du vocabulaire de la science. Le problème de la conscience qui réapparaît au travers de ses propos, notons-le, n’est plus traité de la même façon, suivant qu’on s’appuie sur des affirmations physicalistes ou plutôt sur l’originalité des schèmes mentaux qui caractérisent les conduites humaines au cours de leur évolution. Mais un partage est possible, l’essentiel étant bien entendu d’évincer tout concept évoquant une ‘spiritualité’ ! D’une part, on peut se demander si la thèse du lieu intracérébral de la pensée, au principe des théories de l’identité dont se revendique de fait l’ouvrage, prend pleinement acte de la crise chronique du physicalisme, crise qui a notamment donné lieu, dans les années 1960, à la naissance du cognitivisme, avec l’apparition du modèle computationnel de l’esprit-ordinateur (machine de Turing). (k 1265) Fallait-il choisir entre un modèle purement mécaniste, techniciste, et un modèle organiciste ? Autant les réunir, et le tour est joué, le principe du ‘réductionnisme’ demeurant invariable en lui-même. D’autre part, il n’est pas certain que le physicalisme neurologiste constitue la seule réponse à l’affirmation – assurément contestable – d’une inexplicabilité structurale des phénomènes mentaux qui tiendrait précisément au phénomène de la conscience.(…) Cette dernière perspective, que l’on peut schématiquement appeler ‘externaliste’, vise explicitement à rendre raison de la spécificité du mental, en l’occurrence de son caractère holistique, de son inscription sociale, culturelle, linguistique, technologique, autrement dit de son inscription ‘dans le monde’. Elle récuse simultanément le postulat d’un essentiel et ineffable ‘mystère’ de la vie mentale, représenté par la conscience et une supposée dimension privée irréductible de la pensée : mystère que la perspective externaliste s’attache précisément à dissoudre, au titre de confusion conceptuelle. (k 2528)

Ne nous berçons pas d’illusions : les sciences cognitives vont bon train de nos jours et leur influence s’est tellement accrue qu’elles ont pu influencer certains courants de la phénoménologie actuelle. Dès 1989, le célèbre neurobiologiste Francisco Varela nous proposait une Invitation aux sciences cognitives (Seuil) où il prédisait que l’émergence des sciences cognitives, disciplines aussi diverses que l’informatique, la linguistique et les neurosciences, marquerait un changement conceptuel préfigurant de nouveaux champs scientifiques. De l’intelligence artificielle aux réseaux de neurones et aux travaux actuels sur la conscience et la vie artificielle, il mettait en perspective les grands courants des sciences cognitives. Il prenait également le parti de rejeter tout réductionnisme et tout a priori théorique, préconisant une approche qu’il qualifiait d’énactive, refusant ainsi de réduire la conscience à des interactions entre neurones et de séparer le cerveau du monde extérieur. C’est cette approche que désigne aujourd’hui Changeux et ses disciples, refusant en fait à favoriser les partis-pris extrêmes du mécanisme et de l’organicisme, en souhaitant toujours aussi catégoriquement disqualifier ce qui se désigne sous le terme de ‘spiritualisme’. Tout récemment, dans un livre intitulé La vie de l’ego, avec un sous-titre qui en dit long, au carrefour entre phénoménologie et sciences cognitives. (ZETA books 2018), le jeune Jean-Daniel Thumser se propose d’effectuer la démarche ultime de la phénoménologie, comme l’aurait souhaité Husserl lui-même, en l’associant aux travaux des sciences cognitives. Confusion cette fois ? Je cite les dernières pages de son livre, bien révélatrices de cette tentation : … les sciences cognitives et la philosophie de l’esprit se sont imposées dans le cadre des recherches philosophiques. D’une pensée traditionnellement cartésienne, nous en sommes venus à nier la primauté accordée à l’ego pour saisir la subjectivité dans ses versants comportementaux et computationnels. Toutefois, contrairement aux paradigmes acceptés alors, les sciences cognitives ont dû reconnaître l’importance de la part expérientielle du vécu. Il fallait ainsi songer à une méthode qui puisse faire émerger la conscience à partir d’un examen scientifique qui fasse honneur à la part vécue du sujet… Pour répondre au problème difficile de la conscience, c’est-à-dire le lien entre états neuronaux et états mentaux, il faut en effet saisir la vie en sa dimension vécue… L’originalité de la phénoménologie étant de mettre en lumière à la fois les structures invariantes de la vie subjective et l’expérience subjective, elle permet, dans un lien de réciprocité avec les sciences cognitives, de saisir la vie du sujet en ses dimensions passive et active : actif, le sujet est donateur de sens, il co-constitue un monde commun de la vie ; passif il est dépendant de processus neurobiologiques qui échappent à la conscience qu’il a de lui-même. Cela nous permet d’appréhender le fait que les interrogations quant au transcendantal ne sont pas surannées, mais nécessitent de se confronter à ce qui est ‘contre-transcendantal’, autrement dit le corps vivant et le monde en tant qu’instances primordiales de sens. Il importe désormais de saisir qu’il y a une cogénérativité entre deux domaines autrefois opposés, la phénoménologie et les sciences cognitives… (p. 386) Dans ce livre dense, qui poursuit une enquête détaillée sur la question, on voit bien qu’elle est reprise à partir de problématiques tout à fait traditionnelles. Il s’agit de savoir maintenant si nous progressons depuis la célèbre dispute opposant Dennett à Chalmers, si nous voyons quelque dépassement possible des dernières avancées de Michel Bitbol (cf mon livre Connaissance du matin : j’y aborde directement ce problème), comment s’articulent vraiment, et de quelle manière originale, un point de vue purement philosophique et la méthodologie scientifique. Le ‘je’ dont fait usage Husserl n’est pas le signe de sa propre subjectivité, mais un indexical générique nécessaire à la description de l’attitude phénoménologique. Ce ‘je’ ne fait en aucun cas référence à une expérience singulière. La dimension expérientielle d’un vécu personnel est alors mise entre parenthèses. Ce qui importe est la découverte des structures formelles et universelles de la vie subjective en ses modalités normales et anomales, ou les invariants eidétiques. Dans une telle optique, la phénoménologie n’est pas si éloignée des sciences cognitives en ce qu’elle omet l’expérience à proprement parler. Seule importe la structure essentielle et invariante de l’expérience que tout être raisonnable peut connaître indistinctement. (…) (p. 393/394) Ainsi définie cette nouvelle pétition de principe, l’investigation se poursuit pour tenter d’ajuster cette perspective transcendantaliste propre à la phénoménologie à la méthodologie scientifique appliquée aux cas les plus concrets d’une existence engagée dans la vie commune. Ces quelques lignes suffisent à dévoiler le projet et son aboutissement, du moins, et de l’aveu de l’auteur, tout ce qui reste encore à réaliser pour que ce ‘carrefour’ mène quelque part… Autant d’efforts qui n’ont d’autre objectif que de rendre vie à un certain réalisme, aux constantes matérielles qui semblent si déterminantes dans la constitution d’un ‘je’. Restauration d’un objectivisme qui oppose transcendance du monde et immanence du sujet, restauration déguisée d’un psychologisme que Husserl lui-même avait critiqué dans ses premiers travaux (les Recherches logiques), réaffirmation d’un matérialisme pourtant catégoriquement repoussé dans la Krisis. Le plus extraordinaire, c’est de constater une convergence d’efforts, d’un côté une phénoménologie qui vise à rejoindre les sciences cognitives et d’un autre côté des représentants de telles démarches qui mettent l’accent sur une théorie du sentir comme premier principe de connaissance. Ainsi Antonio Damasio dans son dernier livre : Sentir et savoir, une nouvelle théorie de la conscience (Odile Jacob 2021), qui affine la grande thèse organiciste en mettant en perspective la dynamique du vivant primitif et la dialectique de ses transformations provoquées par l’émergence et l’évolution d’un phénomène spécifiquement humain. Bien entendu, on trouve toujours à la base le même principe réductionniste : La perception des objets et des actions dans le monde extérieur à nous-mêmes se transforme en images grâce à la vue, à l’ouïe, au toucher, à l’odorat et au goût. Les perceptions dominent nos états mentaux – du moins, en apparence. En réalité, une bonne partie des images qui existent dans notre esprit ne proviennent pas de la perception par le cerveau du monde extérieur à nous : elles sont au contraire le fruit de la relation qu’entretient le cerveau avec le monde à l’intérieur de notre corps, relation faite de connivence et de mélanges. (p 61) Nous retrouvons là le modèle piagétien qui insiste tant sur la génétique associant organisme (au départ un système nerveux complexe) et activité intellectuelle (dans un certain milieu social) : Lorsque nous relions et associons des images dans notre esprit, lorsque nous les transformons au sein de notre imagination créatrice, nous produisons de nouvelles images qui sont autant d’idées, concrètes ou abstraites ; nous produisons des symboles ; et nous confions à la mémoire une bonne partie de tout ce produit d’images. (p 62) Voilà donc toute une hiérarchie de complexifications capables de construire un moi humain de plus en plus élaboré : Les ‘cartes schématiques’ neurobiologiques deviennent les ‘événements mentaux’ que nous appelons images. Lorsque ces événements s’inscrivent dans un contexte incluant des sentiments et une perspective de soi (self – perspective), et seulement dans ce cas, ils deviennent des expériences mentales ; ils deviennent conscients. Certains verront cette ‘conversion-transformation’ comme un processus magique, d’autres comme un phénomène très naturel. Je penche pour cette dernière hypothèse, même si le processus n’a pas été entièrement expliqué et que tous les détails sont loin d’être limpides. (…) La ‘physique de l’esprit’ conserve plus d’une zone d’ombre à éclairer. Cette ‘incomplétude’ n’a rien à voir avec le fameux ‘problème difficile’ de la conscience. Elle est simplement liée à la trame profonde de l’esprit, à la tessiture qui sous-tend les cartes et les images. p 70) En fait il y a comme un étagement suivant les étapes de cette complexification : viennent alors, affects, sentiments, esprit et conscience (qu’il prend soin de ne pas confondre), la conscience comme un ‘rassemblement de connaissances’ centré sur l’épreuve originale d’un moi concret, personnel : Quel que soit le contenu ‘précis’ de l’esprit (les paysages, le décor, les sons, les idées), il ne peut être éprouvé qu’accompagné d’affect. Tout ce que nous percevons, tout ce dont nous pouvons nous souvenir, tout ce que nous essayons de comprendre en raisonnant, tout ce que nous inventons ou désirons communiquer, tout ce que nous entreprenons de faire, tout ce que nous pouvons apprendre et mobiliser, notre univers mental façonné par des objets, des actions et des abstractions – l’ensemble de ces différents processus peut engendrer des réponses affectives lorsqu’ils se déploient. L’affect est l’univers de nos idées, transmué en sentiments. On peut également penser les sentiments en termes musicaux : ils sont en quelque sorte la partition musicale qui accompagne nos pensées et nos actions. (p 94) Nous sommes assez près de la version jordanienne de la constitution des images, c’est à souligner, mais à cette différence, de taille, que nous partons d’une activité neuronale (comme chez Changeux) et que c’est uniquement cette progression ‘nerveuse’ qui favorise l’apparition finale d’un moi. Mais la description fournie ici, qui suit toujours la voie scientifique, n’en est pas moins gratifiante : Dans ma proposition, la conscience est un état d’esprit enrichi. Cet enrichissement consiste à inclure dans les processus continus de l’esprit des fragments d’esprit supplémentaires. Ces fragments d’esprit supplémentaires sont faits du même matériau que le reste de l’esprit – ils relèvent du domaine de l’image – mais, grâce à leur contenu, ils annoncent clairement que tous les contenus mentaux auxquels j’ai actuellement accès m’appartiennent, sont à moi, sont en train de se déployer au sein de mon organisme. Cet ajout est révélateur. (…) Révéler ce caractère ‘propriétaire’ du mental, c’est principalement le fait des sentiments. Lorsque je fais l’expérience de l’événement mental que nous appelons ‘douleur’, je peux le localiser dans une certaine partie de mon corps. En réalité, le sentiment survient à la fois dans mon esprit et dans mon corps – et ce pour une bonne raison : je possède l’un comme l’autre ; ils sont situés dans le même espace physiologique ; et ils peuvent interagir entre eux. (p 156) Nous pouvons poursuivre, c’est une voie d’évidences : Les images mentales, qu’elles soient conventionnelles ou hybrides, comme les sentiments, véhiculent et communiquent des significations, qui sont les ingrédients clé de la conscience comme aussi des versions simples de l’esprit. (…) La clé de la conscience réside dans les contenus des images qui l’éveillent. Elle réside dans les connaissances que ces contenus procurent naturellement. Seule condition nécessaire : il faut que les images soient informatives, pour pouvoir contribuer à l’identification de leur propriétaire. (p 162) Conclusion que je retiendrai ici : La conscience est un rassemblement de connaissances assez nombreuses pour engendrer – automatiquement, et au beau milieu du flux d’images – l’idée que ces images sont à moi, sont en train d’être produites au sein de mon organisme vivant, et que l’esprit … eh bien, est à moi lui aussi. C’est là le secret de la conscience : rassembler les connaissances et les exhiber pour mieux les transformer en certificat d’identité à l’attention de l’esprit. (p 177)

Cela ne s’arrête pas là ; d’autres travaux ne sont pas négligeables, qui veulent redorer le blason d’un ‘matérialisme’ révisé, et même renforcé par une phénoménologie réinventée, réorientée. Je pense cette fois au travail le plus récent de Claude Romano : Les repères éblouissants, Renouveler la phénoménologie, qui propose plus radicalement un retour au réalisme, revisité sans doute, mais clairement en opposition avec l’idéalisme classique, celui des Anciens, comme celui de Descartes – mais Husserl ? La thèse est ambiguë : Le réalisme auquel nous souscrivons ne représente en rien une sorte de naturalisme… Il faut sans doute donner raison à l’anti-naturalisme de Husserl : le discours intentionnel est irréductible au discours causal, la relation d’apparaître est irréductible à une relation externe… (Le réalisme) que nous défendons, et qui est une expérience de l’holisme de l’expérience, se présente comme un réalisme descriptif ou phénoménologique. (…) Sans nier que l’ouverture au monde repose sur des soubassements causaux, un tel réalisme descriptif soutient que, du point de vue descriptif – et de ce point de vue seulement -, la seule position tenable consiste à soutenir que la perception ouvre par essence sur un monde en l’absence de tout intermédiaire mental. La perception du monde présuppose son existence et en est inséparable. (p 103) La thèse du holisme est avancée, un progrès contre tout subjectivisme solipsiste, mais l’essence de la perception ici énoncée se trouve constitutivement liée à un monde demeuré, quant à lui, d’essence causaliste. Contradiction ? Un réalisme du monde de la vie permet à la fois de garantir la réalité du monde phénoménal, c’est-à-dire son indépendance à l’égard de notre pensée et de nos représentations, en vertu des nécessités d’essence (indépendantes de notre pensée) qui le structurent… La réalité construite des objets théoriques dérive de celle, préthéorique, du monde phénoménal, lequel n’est jamais ‘construit’… les phénomènes de ce monde ne sont pas de simples apparences… Le phénomène n’est pas le symptôme de quelque chose d’autre, il est la réalité (ce que pensait Wittgenstein, nous est-il rappelé…) (p 123) Nulle contradiction plutôt dans ce credo réaliste. Et en allant même plus loin : Loin de constituer l’opposé d’un ‘corrélationnisme’ pernicieux qui nous voilerait notre accès à l’absolu, le véritable réalisme consiste au contraire à tirer toutes conséquences de la corrélation fondamentale de l’esprit incarné et du monde, et à la pousser à son terme, celui où la certitude du monde se révèle indissociable de l’existence de la conscience. IL consiste en un retour au monde naïf et non problématique qui forme le berceau de nos vies, par-delà les grandes dichotomies qui sous-tendent le réalisme et l’idéalisme classique. (p 145) Pour ma part, je ne vois dans cette nouvelle définition d’un holisme du monde de la vie, que la résurgence d’un naturalisme ‘naïf’, celui-là même contre lequel s’insurge la philosophie depuis les premières heures de sa naissance ! Toutes les critiques modernes (Nietzsche) et contemporaines (Wittgenstein, Derrida) sont retenues bien que reconnues fragiles : sans le dire, Romano rejoint l’idée tiercelinienne d’un concept d’essence sauvegardé comme l’assurance ultime de la persistance d’une identité. Le problème de la liberté et le souci d’autrui s’expriment bien à la fin de ce grand livre, comme chez Henry par exemple, et le souci d’une morale, mais la thèse réaliste a conditionné l’apparition d’autres problèmes éthiques : la solitude, l’emprise de l’habitude, qui sont ici évoquées comme preuves de l’exercice obligé d’une liberté devenue la marque la plus évidente de notre condition, thème capital de la pensée contemporaine et marque insigne de notre fragilité. Nous sommes revenus en métaphysique et c’est bien le plus étonnant !

Le matérialisme est une métaphysique, ne l’oublions pas. Je suis venu tard à la lecture de Mario Bunge qui nous a laissé la somme d’un Dictionnaire philosophique publié aux Editions matériologiques. On y trouve des articles très courts ; tout y est dit en termes cette fois définitifs, non plus polémiques ou péremptoires mais avec la sérénité bienveillante d’une conviction que rien ne peut plus ébranler. C’est la science ouvertement et exclusivement réaliste contre l’ignorance et la superstition, non seulement des religions du passé mais de l’idéalisme en général qui a conduit la philosophie à son délitement irrémédiable. En résumé (d’une description des systèmes de connaissance) : Pour ce qui est du matérialisme, il s’agit de la vision du monde implicitement adoptée par tous les scientifiques et les technologues lorsqu’ils ne poursuivent pas des recherches philosophiques. Il est vrai qu’ils étudient seulement des choses concrètes, dont certaines sont des choses pensantes, et jamais des idées désincarnées. Pour cette raison, l’idéalisme est incompatible avec la science et les technologies, sans compter qu’il est un obstacle important pour l’investigation scientifique du mental. (op. cit. p 499) Cela ne peut se dire mieux ni plus simplement. Bunge n’étant pas encore intégralement traduit en français, c’est son disciple Marc Silberstein qui s’est efforcé de fixer le plus clairement les termes et les catégories de cette métaphysique dans deux ouvrages réunissant également des chercheurs pareillement engagés (Matériaux philosophiques et scientifiques pour un matérialisme contemporain, également aux Editions matériologiques, 2016). J’éviterai de faire le tour de tout l’ensemble des thèses matérialistes examinées ici, mais je ne me priverai pas non plus d’en citer les principaux énoncés de principe. Comme métaphysique d’abord, ici défini par les termes d’une unité plurielle : Le matérialisme est donc la doctrine ontologique stipulant que les entités constitutives du monde sont matérielles, autrement dit qu’il n’existe pas d’entités immatérielles en tant que constituants. Avec cet axiome épistémique: aucune expérience scientifique digne de ce nom n’a jamais montré l’existence des entités immatérielles de l’idéalisme et du spiritualisme, et aucune de ces thèses métaphysiques ne semble pouvoir en rendre compte en termes de cohérence… même si la physique quantique semble propice à parler sans précaution de la ‘dématérialisation’ de la matière. Toujours proclamée, l’opposition à un spiritualisme revient de façon récurrente : Il y a toujours dans le spiritualisme un indicible qui se cèle de lui-même et à lui-même, là où le matérialisme qui se sait cognitivement limité – car produit par le cerveau des humains – propose une ontologie dans laquelle l’inconnu est immanent au processus même du connaître. Le corollaire d’un tel axiome sera donc le suivant : Le naturalisme métaphysique ou ontologique est la vision selon laquelle tout ce qui existe est notre monde spatio-temporel régi par des lois. Reprenant toutes les thèses de Mario Bunge, c’est un matérialisme systémique qui est ainsi défini point par point avec ces principales caractéristiques : exactitude, dynamicisme, non-dogmatisme, systématisme, scientificité, émergentisme, évolutionnisme… L’émergentisme est un point de vue capital, nous y reviendrons, mais il est aussi un principe qui se trouve particulièrement signalé, qui fera l’objet, comme nous le verrons aussi, de maintes critiques (par Michel Bitbol notamment) : le réductionnisme (c’est-à-dire que) pour n’importe quelle discipline scientifique en dehors de la physique fondamentale, l’ensemble des lois qu’elle découvre ( les axiomes et donc aussi les théorèmes ) peut en principe être explicitement déduit à partir de lois d’une science plus fondamentale. Un thème invariablement répété et décliné : Cette conception (le réductionnisme) est matérialiste en concevant toutes les propriétés réelles, y compris mentales, comme étant en principe réductibles… Elle exige que les lois en vertu desquelles les propriétés de haut niveau sont déterminées par les propriétés de bas niveau et leurs interactions soient elles-mêmes dérivables à partir des lois d’interaction de bas niveau. C’est cette contrainte qui garantit la matérialité des propriétés de haut niveau. On en voit facilement la conséquence, et le soutien de l’ensemble de la thèse matérialiste : La notion d’émergence se présente alors comme une tentative d’éviter les problèmes d’une réduction (dont celle de sa définition même) et d’apporter une réponse à la question de la relation entre niveaux… Sans tomber dans un finalisme outré, un matérialisme émergentiste, comme le propose par exemple Mario Bunge, peut éviter les pièges du réductionnisme radical et offrir un réservoir de possibilités à la matière. Car il n’est plus question de limiter la matière à la substance étendue du sens commun et le matérialisme ne cède rien en potentialités aux autres doctrines philosophiques… C’est précisé à maintes reprises : …dans les cercles de chercheurs où la matière est spécifiquement prise pour objet d’enquête, celle-ci reçoit des déterminations bien différentes de ce qu’elle est pour notre intuition naïve. Il n’en reste pas moins que c’est la matière qui est exclusivement origine, ressource, tissu infini de potentialités aux innombrables manifestations qui jamais, néanmoins, n’en modifient la texture ontologique : la matière, c’est ce qui est là, devant nous, hors de nous, palpable et résistant, qui peut être attesté par les sens bien qu’étant perçu de diverses façons, mais qui persiste indépendamment de nous. Cet apriori systématique se rapproche de la thèse physicaliste, encore plus radicale, mais qui ne semble pas retenue ici. Ce point de vue… partage avec le physicalisme la conviction que tous les objets sont constitués uniquement de parties physiques ; cependant, il serait mal approprié de l’appeler ‘physicaliste’ dans la mesure où elle suppose que nombre de phénomènes, notamment d’ordre psychologique, ne peuvent pas être expliqués même en principe dans le cadre de la physique : leur explication doit nécessairement faire appel à des propriétés non physiques qui possèdent leurs pouvoirs causaux propres tout en étant réductibles. Ainsi le matérialisme peut se présenter comme le cadre explicatif de tous les phénomènes, non seulement matériels, mais affectifs, sociaux ; toutes les manifestations de génie humain, l’art bien entendu, mais aussi la religion etc. Aussi surprenant que cela puisse paraître ! L’idée nodale du matérialisme est : rien de ce qui existe n’est indépendant de la matière immanente. Les entités telles que les symboles, les concepts, sont occurrentes si et seulement si un substrat matériel leur préexiste. Cette matérialité initiale doit suffire à rendre compte de la multiplicité des manifestations mondaines, et ce, à tous les niveaux d’organisation. La conclusion finale vient nous prouver cette cohérence revendiquée plus haut ; on n’ajoutera plus rien ! Le matérialisme, s’il peut être résumé aussi drastiquement, ne dit rien d’autre : que nos affects, que notre art, que nos émotions, que notre sentiment même du divin, que notre sollicitude vis-à-vis d’autrui ou que nos aberrations, nos déviances, que notre grandeur comme nos bassesses, ne sont que (mais ô combien de phénomènes complexes dans ce « que ») les résultats des aléas et des déterminations de la matière la plus humble.»(pp 96/127)

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DD – extraits – Le conflit dans la pensée (1)

Je l’ai souligné avec insistance dans la Préface de mon livre dont je publie ces extraits : le conflit dans la pensée, et cela depuis sa fondation grecque, se situe dans une définition éclairée du réel qui pose à la fois la question de soi et la question du tout, et principalement, au fond, qui interroge sur les possibilités et conditions de la connaissance. Deux options se dégagent vite : celle qui va devenir pleinement scientifique en se tournant résolument vers les objets d’expérience qui composent notre monde extérieur, et celle qui se tourne vers l’intériorité d’un sujet qui s’interroge, ce même sujet de la question privilégiant réflexion. En forçant le trait, on distinguera un platonisme qui s’oriente très tôt à la recherche des essences, et un aristotélisme plus soucieux d’explorer la physique propre à l’apparition des phénomènes et par conséquent à leur maîtrise. Cette différence hâtivement tracée est évidemment grossière, précisément parce que ces deux orientations se croisent toujours dans l’unité d’une recherche où sujet et objet se mêlent indissociablement dans une dialectique de manifestation dont on ne peut jamais rompre les termes en les isolant. Et peut-on raisonnablement nier l’existence d’un monde qui nous fait face, ou nier l’existence d’un sujet qui se le demande ? Mais la tentative d’une réduction aux lois d’un déterminisme strictement objectif ou matérialiste n’en restera pas moins vivace, comme la tentation inverse, privilégiant un idéalisme voire même un solipsisme. Deux voies qui ont trouvé d’illustres défenseurs, aboutissant aujourd’hui encore à un scientisme perpétuellement à la recherche de lui-même (quel nouveau réalisme retrouver et définir ?), ou une phénoménologie aboutissant à un nouveau transcendantalisme qui ouvre encore les voies d’une théologie elle-même ouverte à d’autres voies non-occidentales. J’offrirai dans ce blog deux longs passages extraits de mon livre ; j’y ajouterai également des compléments, des auteurs que j’ajoute maintenant pour illustrer la richesse d’un débat qui révèle à lui seul toute l’importance et le recours nécessaire à une philosophie et sa quête propre. C’est celle-ci qui s’enrichit de la particularité unique de tenir compte à la fois de tous les efforts du génie humain, tel qu’il s’est engagé dès l’aube de son histoire à la connaissance de soi et de son univers.

« La Critique de l’idéalisme philosophique reste pour toujours le cheval de bataille des réalistes, un combat toujours recommencé, toujours actualisé quand les horizons intellectuels se transforment, sans rien changer toutefois au conflit initial que nous avons déjà examiné, et qui prend racine dans l’Antiquité même. Mais j’ai cité là le titre d’un nouveau livre d’Yvon Quiniou, défenseur offensif du matérialisme, publié à L’Harmattan en 2021. C’est un catalogue de tous les idéalismes, depuis celui inauguré par Platon jusqu’au spiritualisme propre à la philosophie française et maintenant surtout cet idéalisme ‘prédominant’ qui se dissimule sous des appellations phénoménologiques, autant celle de Heidegger que de Sartre (inexplicablement cités ensemble !) Le livre est intéressant parce qu’il propose une nouvelle définition des lignes de bataille : l’idéalisme et le matérialisme : définitions. Des nuances même sont apportées à cette définition de l’idéalisme suivant qu’on s’en tienne à un idéalisme ‘objectif’, celui de Platon et de sa théorie des Idées dans la République, ou un idéalisme ‘subjectif’ parce qu’il centre la réalité du monde sur le sujet humain. Mais ici nulle mention précise du corrélationnisme car, finalement, l’ennemi est clairement désigné, c’est le spiritualisme : on ne l’a jamais répété aussi ouvertement. L’idéalisme d’abord, soit une conception du monde… qui fait reposer la réalité sur un univers intelligible, non sensible et non matériel, auquel seule l’intelligence a accès, qu’elle peut seule se représenter, en l’occurrence concevoir (car une représentation est toujours concrète) et dont le reste de la réalité, en l’occurrence le monde sensible, dépend. (p 21) Les Idées (avec majuscule) de Platon, sont objectives, elles existent en soi, indépendamment du sujet humain : elles ont donc un statut ontologique, définissant l’Être même dans son essence et sa réalité ultime et profonde : l’Être = un ensemble d’Idées… Elles constituent des modèles ou des archétypes des différentes catégories de réalités auxquelles l’homme a affaire dans ce qui est alors, et par opposition, le monde sensible dans lequel il vit, avec son corps… (p 22) Le spiritualisme se distingue par la croyance en l’existence d’une âme, certes liées au corps, mais qui s’identifie à l’esprit-substance, est bien une réalité ontologiquement spécifique, de nature spirituelle ou immatérielle malgré ses attaches avec le corps et qui peut le précéder ou lui survivre… (p 24) L’auteur admet que l’idéalisme peut être parfaitement respectable sous la forme d’un idéalisme moral, mais en ajoutant qu’il a pu aussi se révéler désastreux dans sa version heideggérienne, sur un plan politique cette fois. Toutes les grandes figures de l’idéalisme sont ici interrogées, notamment dans leur relation à la science (Descartes, Kant) et la religion (les mêmes, en ajoutant Fichte venu plus tard…) La phénoménologie fondée par Husserl, ou celle de ses continuateurs (dont Sartre en France !) sont visées par le reproche principal d’être des philosophies de la conscience excluant (de fait) toutes les démarches de la science naturelle (observation, expérimentation…) (p 144) La démarche est pour ainsi dire exemplaire : elle nous éclaire, je le souligne encore une fois, parce qu’elle démontre clairement en quoi consiste le choix réaliste et objectiviste. Quiniou dénonce chez Husserl une science fondée immédiatement ou originairement sur la conscience en tant que telle, et qui met méthodologiquement entre parenthèses le monde naturel de l’existence des objets qu’elle vise tout de même, réalités psychologiques incluses. Du coup, cette réflexion interne et qui se veut a priori et, en un sens, transcendantale… va pouvoir et devoir porter sur la réalité, externe ou interne, telle qu’elle apparaît à la conscience et elle aura donc pour objet ce qu’il appelle les phénomènes de conscience ou, si l’on préfère, les phénomènes, réels mais tels qu’ils apparaissent à la conscience et réduits à cette apparition. (p 144) Somme toute, c’est un assez bon résumé de la philosophie de Husserl, et même valable jusqu’à sa radicalisation henryenne qui en constitue un nouveau développement, mais qui ne résonne ici comme critique que du point de vue matérialiste, objectiviste, qui n’accorde prioritairement réalité qu’aux objets du monde sensible éprouvés comme tels, pourtant, plutôt qu’à la conscience d’une humanité qui les confronte d’abord à travers elle.

C’est tout ce qui arrive : le réalisme, parce qu’il reste proche de l’attitude naturelle, fascinera toujours les intelligences passionnées d’objectivité, convaincus d’y trouver là exclusivement l’aune de la réalité, y compris la plus intime et personnelle. Nous l’avons vu, il reste le ‘maître à penser’ de l’esprit scientifique – le dernier argument de Quiniou s’y réfère absolument – et même, souvent, lorsque celui-ci se risque à concevoir une réalité quantique bien éloignée des enseignements de l’empirisme immédiat, il reste encore un fil directeur. Mais il faut aussi parler de réalismes parce que de ce parti-pris philosophique a su prendre de multiples visages tout au long de l’histoire. Quiniou a choisi de décliner les seules figures de l’idéalisme ! Nous verrons aussi plus loin qu’il peut s’engager dans une apologie du matérialisme, une leçon finale en termes toujours plus catégoriques. Nous en viendrons donc maintenant à ce débat particulier autour de la notion de corrélationnisme qui a fait rebondir la question du réalisme, curieusement une querelle opposant les ténors-mêmes de cette école de pensée.  Je partirai de l’examen d’un livre qui a énormément marqué les esprits, celui de Quentin Meillassoux qui expose dans Après la finitude (Seuil 2006), une théorie de l’absolu qui se veut d’abord ‘réaliste’, contre les conceptions que l’auteur appelle ‘corrélationnistes’, qui ne peuvent affirmer l’être en dehors de sa relation à la pensée humaine, et ensuite ‘contingentiste’, contre toute conception qui admettrait quelque chose comme un principe de raison et une nécessité dans les choses. La seule chose nécessaire, proclame ce livre, est la contingence. Elle est l’absolu, et la seule voie qui nous mette en relation avec ‘un grand dehors’, c’est à dire un monde qui ne dépende pas de notre pensée. La thèse principale que Meillassoux entend combattre, est le ‘corrélationnisme’, qu’il tient comme sous-jacent à toute la pensée contemporaine post-kantienne. Il la définit comme l’idée que nous n’avons jamais accès à l’être, mais seulement à la corrélation entre la pensée et l’être. Ce n’est pas la thèse de l’idéalisme subjectif berkeleyien que nous avons vu, selon laquelle n’existe que ce qui est perçu, mais c’est celle de Kant, selon laquelle nous ne pouvons jamais affirmer l’existence des choses en dehors de nous, parce que cette affirmation doit être toujours relative à notre pensée. Si l’on remplace ‘pensée’ par ‘conscience’ comme le font Husserl, Sartre et Merleau-Ponty, ou par ‘finitude humaine’ (Dasein) à la manière de Heidegger, ou par ‘langage’ comme Wittgenstein et la philosophie analytique, l’idée est la même, nous dit Meillassoux : ce qui est réel n’est par la réalité en dehors de la pensée (comme le pense le réalisme naïf), ni la pensée elle-même (idéalisme), mais la relation entre les deux. C’est une relation entre les choses et la pensée, et on pourrait penser qu’il s’agit de la vérité, définie traditionnellement comme correspondance. Contre le corrélationnisme, Meillassoux avance donc un argument qui se veut décisif : l’argument de l’archifossile ou de l’ancestralité. Celui-ci est très simple : la science est en mesure de déterminer précisément la datation d’événements tels que la naissance de notre galaxie ou l’apparition de la vie sur Terre ; mais ces événements sont, par définition, indépendants de toute pensée humaine ; ils ne peuvent donc être mis en corrélation avec elle et sont antérieurs à toute corrélation ; le corrélationnisme est donc entièrement faux. En fait cet argument n’impressionnerait pas un berkeleyien, qui dirait simplement que la science ne décrivant que les phénomènes, le fait qu’elle décrive des phénomènes ‘ancestraux’ ne rend pas plus ceux-ci extérieurs à cette description qui ne fait que sauver lesdits phénomènes. Il n’impressionnerait pas plus un kantien, ni un phénoménologue transcendantal, qui y verraient un argument empirique sans prise sur leur position. Alors pourquoi Meillassoux pense-t-il que l’énoncé ancestral : Il s’est passé telle chose il y a 4,6 milliards d’années, est ‘impensable’ pour un corrélationniste ? C’est, nous dit-il, parce que pour le corrélationnisme il est impossible que quoi que ce soit d’extérieur à la pensée humaine puisse être affirmé exister sans être l’objet d’une pensée, donc sans être en relation avec cette pensée. Autrement dit, c’est le réalisme qui est impossible ! On ne voit pas comment l’auteur peut trouver l’argument de l’ancestralité convainquant sans souscrire lui-même à la prémisse idéaliste qu’il prétend rejeter. Car c’est bien la définition même du réalisme quant au vrai : il y a des vérités dont nous ne pourrons jamais savoir si elles sont des vérités, et il pourrait se faire que nos meilleures théories soient fausses. Meillassoux semble impressionné par un argument qu’on trouve dans la Logique de Kant : il n’est pas possible de confronter la pensée à la réalité ou la chose parce que cette confrontation supposerait que l’on sache déjà en quoi consiste la réalité ou la chose en question, autrement dit qu’on sache déjà en quoi la pensée est vraie avant d’établir sa vérité. La seule chose qu’on puisse confronter à la réalité est un jugement, en sorte que la seule correspondance qu’on puisse établir est entre un jugement et un autre jugement. L’argument confond la théorie de la vérité comme correspondance avec une théorie épistémologique de la vérité, et confond la question de la nature de la vérité avec celle de notre connaissance de la vérité. Il est évident que si on identifie les deux, l’objection kantienne est correcte. Mais une chose est la définition de la vérité comme correspondance et autre chose est le critère par lequel on reconnaît la vérité. C’est même la base du réalisme au sens traditionnel : une proposition peut être vraie sans être pour autant reconnue comme telle. Il est certain que si l’on épistémologise d’entrée de jeu la notion de vérité, on est conduit à ce que Meillassoux appelle le corrélationnisme : il ne peut y avoir de réalité que pensée et de vérité que vérifiable (cette thèse porte un nom : vérificationnisme). Mais pour un réaliste, cette inférence est illégitime, et le corrélationnisme fait une pétition de principe. Un réaliste quant à la vérité admet qu’il peut y avoir des choses qui soient non pensées. Il est faux par ailleurs que la vérité ne soit qu’une relation d’un jugement avec lui-même. C’est finalement parce qu’il admet la prémisse idéaliste (transcendantale ou pas) que Meillassoux peut croire que l’existence de choses antérieures à l’émergence de toute pensée non seulement réfute l’idéalisme, mais aussi le réalisme de sens commun.

C’est Jocelyn Benoist qui fait rebondir la question dès le premier chapitre de son livre L’adresse du réel (Vrin 2017) où il tente d’isoler, pour autant que cela ait un sens, un trait général de l’orchestration (qu’il propose de qualifier) de ‘métaphysique du thème réaliste’. En s’appuyant sur la critique du corrélationnisme développée par Quentin Meillassoux, Benoist dénonce comme absurde toute métaphysique et toute théorie de la connaissance qui impliqueraient de séparer les choses telles qu’elles nous apparaissent des choses telles qu’elles sont en soi, avec l’idée que nos facultés cognitives (ou la pensée en général) ne nous permettraient jamais d’atteindre que les premières, sans jamais nous dissuader de croire en l’existence des secondes, ni par conséquent nous décourager de chercher à découvrir un moyen d’y accéder dans leur supposée ‘pureté’. La métaphysique à laquelle il s’attaque comme à un mythe est ainsi celle qui pose, d’une part, l’existence d’une pensée capable de transcender ses propres limites (se voulant ainsi ‘affranchie de toute condition de pensée’), et d’autre part et du même coup, l’existence d’un ‘être pur’, qui cesserait immédiatement d’être lui-même à partir du moment où il serait pensé. Le réalisme que défend Benoist entend donner droit à nos intuitions ordinaires concernant ce qui est réel ou objectif et ce qui ne l’est pas, à la distinction que nous faisons habituellement entre les mots et les choses, le vrai et le faux, le naturel et le social, les normes et le monde.

Ce qui est peut-être symptomatique de la contamination du réalisme ordinaire par une encombrante métaphysique est la représentation relationaliste du rapport entre l’esprit et le monde sur laquelle elle débouche, et que Benoist critique sous le nom de ‘discours de l’accès’ : l’idée serait ici que la pensée (comme le langage, du moins dans ses usages descriptifs) aurait pour tâche de rejoindre une réalité toujours extérieure et à distance du sujet, ou d’y accéder. Le problème est qu’une fois que l’on a installé cette distance, on se trouve bien en peine d’expliquer comment elle peut être franchie, et même si elle peut tout simplement l’être. Il existe selon Benoist une voie qui nous permet d’éviter l’absolutisme sans tomber dans le relativisme. Cette voie est justement celle, étroite et parfois tortueuse, que le contextualisme permettrait de rendre navigable. Le risque est alors grand de n’échapper aux pièges du relativisme autrement qu’en se livrant à ceux de l’idéalisme. Et l’originalité de la thèse défendue dans L’adresse du réel tient au fait que ce sont essentiellement les rapports variés que nous entretenons au monde, qu’ils soient perceptuels ou intellectuels. Un réalisme ‘sans la métaphysique’ sera précisément celui qui s’efforce de rendre compte de la dépendance logique de la vérité et, plus largement, de nos énoncés et de nos pensées face à la réalité, sans faire de cette dernière une sorte d’entité ou de système d’entités, subsistant dans un arrière-monde séparé, inaltérable et toujours identique à lui-même, mais auquel nous ne sommes jamais bien sûrs d’avoir accès.

C’est alors qu’intervient, à nouveau, la ressource théorique du contextualisme, avec l’idée, d’une part, que les mots ne fonctionnent comme tels et ne peuvent acquérir de sens que dans un contexte, jeu de langage ou forme de vie, et d’autre part, que saisir ce que signifie un énoncé ne renvoie pas à en connaître les conditions de vérité, mais plutôt à maîtriser les règles qui, dans les circonstances, président à son usage. Et c’est ainsi la maîtrise pratique de l’usage d’un énoncé qui permet d’en établir, si on le souhaite, les conditions de vérité. Ce qui se fait alors jour, c’est que le réel est toujours premier, y compris dans et par le langage : il est ce que l’on a déjà, et non ce qu’il faudrait chercher parce qu’il serait toujours à distance et plus ou moins caché de nous. Les représentations ou les apparences ne sont donc pas ce dont nous partons, et qu’il faudrait dépasser pour accéder au réel : elles en sont au contraire dérivées. En un mot, il n’y a de problème sceptique (en général, mais au sens cartésien en particulier) qu’à partir du moment où on considère que l’épistémologie devrait rendre compte de la possibilité de la connaissance humaine, prise comme un tout, de manière absolument générale et donc parfaitement a-contextuelle. Si tel est bien le but de l’entreprise, il ne semble pas y avoir d’échappatoire face à une argumentation sceptique : pour qu’il y ait de la connaissance, il faut qu’il y ait au moins des croyances justifiées. Mais d’où nos croyances tirent-elles leur justification ? La solution, qu’on appelle infinitisme, consisterait à soutenir que la chaîne des justifications n’a en réalité pas de fin… L’autre solution, celle du cohérentisme, consisterait à envisager la dynamique de la justification de manière multidimensionnelle, ce qui conduirait à prendre comme crucial le support réciproque que différentes croyances s’assurent les unes les autres, au sein d’un système cohérent. Le réalisme épistémologique devra correspondre à la conviction que lorsque l’on parle de connaissance humaine, on fasse par-là référence à une certaine classe de propriétés que ces choses que nous considérons comme des connaissances ou des croyances justifiées partageraient, une sorte d’essence commune qui autoriserait à considérer l’ensemble des connaissances ou des croyances justifiées comme relevant d’une espèce naturelle. » (pp 89/ 96)

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DD – extraits – Regards sur le Romantisme (2)

Je vais prendre la précaution de me justifier encore comme je le fais dans la citation qui suit. Fallait-il reprendre un à un les noms d’auteurs – poètes pour la plupart, mais pas seulement : qu’on se rappelle Berlioz, Delacroix ! – qui illustrent un Romantisme français dont nous avons tous tant appris durant nos années d’école ? C’était il y a bien longtemps déjà : mon grand-père récitait des ‘poésies’ entières de Victor Hugo apprises ‘par coeur’ et je me souviens même d’une vieille amie de la famille qui, toute jeune enfant, avait été frappée par la vacance de ce jour d’école à l’annonce de la mort du grand poète, un séisme ! L’école républicaine avait été fondée à partir de ce grand projet civilisationnel d’une ‘instruction’ publique offerte à tous, gratuitement, dans un cadre laïque, dans le but de promouvoir une humanité éclairée, libre, égalitaire et déjà, peut-être avec une visée écologique au sens le plus général, une finalité qui est bien celle d’une philosophie de la nature telle qu’elle était née dans la pensée d’un Jean-Jacques Rousseau. Les Allemands, à leur façon propre, avaient pris le relais avec Goethe, l’Athenaeum des frères Schlegel à Iéna, mais on sait aussi comment les succès de l’impérialisme prussien allaient ruiner ces espérances et flétrir son humanisme ! Par contre, j’ai voulu dire que le Romantisme français avait réellement, profondément, influencé une philosophie de la nature dont j’entends bien la voix aujourd’hui chez des auteurs comme Pierre Teilhard de Chardin, Malcolm de Chazal et Albert Camus, aux tons pourtant si apparemment opposés. Et un philosophe comme Maurice Merleau-Ponty admiré pour sa contribution à l’édification d’une endo-ontologie phénoménologique (cf Michel Bitbol) ! Ce propos, à mes yeux essentiel, tient beaucoup de place dans mon livre, car nous sommes vraiment au-delà des clivages opposant raison et sensibilité, réalisme et idéalisme, foi religieuse et agnosticisme humaniste. Voici donc une partie de ce développement qui se poursuit également dans tous mes chapitres suivants :

« Du romantisme français – me pardonnera-t-on de laisser de côté Lamartine et Hugo ; et qui n’a pas lu les Contemplations, en ferai-je injure au public français ? –  je ne citerai que Baudelaire ; et dans un autre chapitre, Rimbaud, Mallarmé – accomplissant le rêve de Hölderlin ? – qui ouvrent également l’espace d’une modernité qui reste la nôtre en ce début de siècle. Mais l’accord avec le Tout, son invocation du milieu naturel et sacré à la fois, d’un point de vue agnostique, religieux ou même gnostique – et je ne dis pas panthéiste ! – j’en trouverai de nouvelles pertinences avec Pierre Teilhard de Chardin, Albert Camus, Malcolm de Chazal méconnu et essentiel. C’est preuve que les grandes ouvertures de la Naturphilosophie ont dessiné des horizons que nous n’avons pas fini d’explorer, un horizon infini que l’Histoire n’en finit pas de modeler… En France, on compte d’innombrables écrits inspirés de Baudelaire. Je n’en citerai qu’un : Le siècle de Baudelaire (Seuil 2014) d’Yves Bonnefoy (que nous retrouverons également pour évoquer Rimbaud). D’abord, de mon point de vue, ce poème connu de tous, chef-d’œuvre du romantisme que je veux aborder précisément ici : le sonnet des Correspondances, publié dans les Fleurs du mal pour la première fois en 1857.

La Nature est un temple où de vivants piliers Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L’homme y passe à travers des forêts de symboles Qui l’observent avec des regards familiers.

Comme de longs échos qui de loin se confondent Dans une ténébreuse et profonde unité, Vaste comme la nuit et comme la clarté, Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

II est des parfums frais comme des chairs d’enfants, Doux comme les hautbois, verts comme les prairies, – Et d’autres, corrompus, riches et triomphants,

Ayant l’expansion des choses infinies, Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens, Qui chantent les transports de l’esprit et des sens.

J’y verrai volontiers le résumé de tout ce que j’ai écrit dans les lignes précédentes ; et en deux mots, unité, totalité – mais surtout ‘correspondances’ qui révèlent la divine beauté de ce monde et la richesse de la conscience qui les appréhende, poétiquement ! On y trouve à la fois cette connotation religieuse propre au romantisme, l’évocation des sens – tous les cinq ! – et surtout cette force d’esprit qui réunit le Tout expérientiellement. Vaste comme la nuit et comme la clarté ; transports de l’esprit et des sens, ces quelques mots traduisant au mieux cette union fusionnelle. L’Histoire savante précisera : poésie symboliste, à quoi bon ? Yves Bonnefoy y ajoute pourtant des nuances plus personnelles, tout à fait nouvelles, pour signaler précisément cette mutation du sentiment du sacré, et en particulier chez Baudelaire : Faut-il penser à la transcendance seulement en termes de surnature ? N’est-il pas évident qu’une transcendance est tangible, et active, dans l’infini intérieur de rien qu’un brin d’herbe ou dans les suggestions que font à l’exister quotidien une simple écuelle sur une table ou des enfants à leurs jeux… Et la transformation du rapport de l’humain à la transcendance devrait-elle fatalement se produire de la façon que l’on constata… un côtoiement sans approfondissement réciproque de la croyance traditionnelle, requise par des figures, des dogmes, des préceptes, et de cette incroyance qui, sensibilité autant que pensée, est tout de même fort susceptible de se laisser envahir par les mystères du monde et de la vie ? (p 10) C’est d’une part le reproche qu’adresse Bonnefoy au premier romantisme allemand, à Lamartine qui ouvrait la voie en France (ses Méditations poétiques de 1820) et même au dernier Hugo évoquant Dieu (1855-1891), de ne pas se détacher des vieilles croyances religieuses et de leurs symboles ; d’autre part le constat d’une incroyance, déjà d’un nihilisme, en particulier chez Baudelaire. Si ‘Dieu est mort’, comme on dit pour signifier le retrait du divin des significations et figures aux moyens desquelles nous structurons la réalité empirique, il ne faut pas pour autant que se perde en cette dernière ou seulement s’y dilue le sentiment de la transcendance. Et la poésie est ce qui permet de répondre avec efficace à ce besoin de préservation. Dans un être du monde institué par des langues comme les nôtres, occidentales, d’entrée de jeu hautement conceptualisées, les définitions de choses, les catégories de pensée, leurs enchaînements logiques ou pas, sont autant d’occasions d’oublier ce que chacune de celles-ci en sa généralité ne peut que perdre de vue, l’existence particulière en son instant et son lieu, en sa finitude – en son infini, aussi bien. (p 11) C’est donc à un travail sur les mots, ceux-là mêmes qui traduisent le singulier, le quotidien, le plus personnel et intime aussi, que doit s’adonner la poésie pour délivrer un autre sens que celui qui s’était caché jadis dans les mythologies religieuses, et que le positivisme veut maintenant récuser. Cet effort, Bonnefoy n’a jamais cessé de le répéter, n’aboutit que chez Rimbaud, Mallarmé, en attendant d’autres percées au siècle suivant, passant évidemment par le Surréalisme. Je prétends toujours que c’est dans la Naturphilosophie parue dans les traces d’un Rousseau et d’un Kant (ou Fichte, son premier successeur et exégète) que cette grande ambition est née et que l’étape ultime de sa réalisation se fait toujours attendre.

C’est dire que toutes questions relatives à la définition d’une ‘philosophie de la nature’ reviendront et réapparaîtront dans les paragraphes et chapitre suivants. Nous y insisterons par des retours aux philosophies présocratiques, aux philosophies modernes et contemporaines rivalisant d’effort pour consolider tantôt un réalisme – jusqu’aux efforts pour faire naître un ‘nouveau réalisme’ – tantôt un idéalisme auquel la physique quantique offre de séduisants atours. Ce souci ne nous quittera plus puisqu’il s’agit bien d’esquisser une nouvelle définition, une appréhension neuve de sa condition et de sa destinée, à une époque où l’on estime que c’est toute l’Humanité qui est en danger. Je ferai donc un nouveau détour par la philosophie pour interroger deux maîtres à penser du siècle dernier : Maurice Merleau-Ponty et Alfred North Whitehead. Les noms de Teilhard et Camus surgiront un peu plus loin, on verra bien pourquoi… Dans une nouvelle réflexion sur la poésie, dans l’essai de définition d’un nouveau paradigme ? M. Merleau-Ponty (1908-1961) a consacré de nombreuses heures d’enseignement au concept de Nature, notamment dans ses dernières années lorsqu’il a été Professeur au Collège de France. On en retrouve des notes regroupées dans un petit livre édité par Le Seuil (Points Essais 2021) : La Nature. Il s’agit de cours et conférences donnés au Collège de France dans les années précédant sa disparition (1956-57) Il y propose maints aperçus historiques, des Présocratiques aux logiciens contemporains, mais aussi, en se résumant lui-même, les résultats de sa réflexion personnelle. On y trouve aussi un chapitre entier consacré à Whitehead : la comparaison des deux thématiques s’impose donc, autour de la définition, cette fois, d’une cosmologie impliquant une relation vraiment inédite entre le genre humain et la nature. J’avais été frappé, dès ma première lecture de Phénoménologie de la perception (Gallimard 1963) par ces paroles : Que veut-on dire au juste en disant que le monde a existé avant les consciences humaines ? On veut dire par exemple que la terre est issue d’une nébuleuse primitive où les conditions de la vie n’étaient pas réunies. Mais chacun de ces mots comme chacune de ces équations de la physique présuppose notre expérience préscientifique du monde et cette référence au monde vécu contribue à en constituer la signification valable. Rien ne me fera jamais comprendre ce que pourrait être une nébuleuse qui ne serait vue par personne. La nébuleuse de Laplace (célèbre physicien mécaniste) n’est pas derrière nous, à notre origine, elle est devant nous, dans le monde culturel. Assertion capitale : aucun monde n’est concevable, en soi, sans un témoin de son existence, et le témoin ici, c’est une conscience, ‘ma’ conscience ! Et que veut-on dire quand on dit qu’il n’y a pas de monde sans un être au monde ? Non pas que le monde est constitué par la conscience, mais au contraire que la conscience se trouve toujours déjà à l’œuvre dans ce monde. Ce qui est vrai au total, c’est donc qu’il y a une nature, non pas celle des sciences, mais celle que la perception me montre, et que même la lumière de la conscience est (…) donnée à elle-même. (p 494) Merleau-Ponty n’a rien dit de plus, de plus important. Tout ce qu’il dira plus tard sur le corps, pour la définition de ce que l’on peut appeler une cosmologie, s’en déduit naturellement. Unité complexe donc, qui réunit conscience et matière dans une dialectique de vie qui ‘signifie’ le monde et donne à notre condition sa plus haute définition. Autrement dit, face à la vision qui témoigne d’une dualité irréconciliable entre l’ontologie de l’objet (dont l’être est pure positivité et actualité, l’essence pure idéalité et le néant pur absolu) et une ontologie de l’existant (où l’être est ‘profond’ et insaisissable parce qu’enraciné en quelque chose qui le dépasse et le porte), la nouvelle ontologie proposée par Merleau-Ponty s’engage précisément dans la voie de la médiation. Cette voie ouverte par Schelling, par Bergson et par Husserl, recherche une autre manière de penser la dialectique, au-delà de Hegel, en entrant dans le champ de la médiation par excellence : le champ du perçu. Bien que par des voies, des cheminements intellectuels différents, Whitehead ne dira rien d’autre. Le rôle de la perception, chez l’un, rejoint l’éveil sensible chez l’autre, une expression retenue par Merleau-Ponty. La Nature ne nous est donnée que par l’éveil sensible et la perception nous apporte un terme qui ne peut pas davantage être approché. Non seulement la Nature est, pour la pensée, ‘Nature fermée’, mais elle est aussi fermée à la révélation sensible elle-même. La révélation sensible nous met en présence d’un terme qui ne peut être approché davantage, qui est son ‘terminus’ tout en étant son contraire en tant qu’elle est révélation, qu’elle ‘repose en soi’ et en son opacité.  (La nature, op. cit. p 206) Qu’on ne s’y trompe pas ; nous sommes ici très proches des ‘explications’ jordaniennes en termes de création. Il y a don de l’apparaître, entièrement gratuit, mais qui suppose une transcendance, et donc en même temps ‘fermeture’, voilement comme dira Heidegger. Merleau-Ponty relèvera aussi chez Whitehead le concept de ‘concrescence’ qui signale expressément une philosophie du processus contre une philosophie de la substance qui, suivant toujours Merleau-Ponty, restait la marque métaphysique du mécanisme autant que du vitalisme auquels se rangeaient tous leurs contemporains.

Alfred North Whitehead (1861-1947) a écrit une thèse fameuse (Procès et réalité, essai de cosmologie Gallimard 1995) mais c’est dans son petit livre Le concept de nature (Vrin 2019) qu’il se résume lui-même le plus clairement. Whitehead y rejette d’emblée l’identification de la nature aux outils mathématiques. Il soutient par exemple que le point géométrique est une abstraction qui ne correspond pas à une réalité dont on peut faire l’expérience. C’est une entité abstraite dérivée de relations concrètes et extensives dans le temps et l’espace. Selon lui, un ‘objet’ est la signification idéalisée de ce qui est stable dans un événement ou une famille d’éléments, ce qui l’éloigne de Merleau-Ponty qui accordait un rôle prépondérant à la conscience elle-même et à l’intentionnalité. Les ‘événements’ pour Whitehead, englobent à la fois tous les éléments d’un unique procès de manifestation de ce qui se reçoit comme ‘réel’. Ce qui est perçu est perçu comme une entité qui est le terminus de la conscience sensible, quelque chose qui pour la pensée est au-delà du fait de cette conscience sensible… C’est pourquoi la nature en tant qu’elle est dévoilée dans la perception sensible est autonome en tant que vis-à-vis de la conscience sensible, et pas seulement autonome en tant que vis-à-vis de la pensée. (pp 40-41) Ne nous y trompons pas : le schéma kantien est toujours bien présent : pas d’accès à la chose en soi, mais néanmoins ‘dévoilement’ d’un réel qui se donne à l’expérience sensible. Toutefois, nous devons prendre garde que la pensée, forte de ce privilège, n’impose toutes ses règles d’interprétation de l’expérience pour imposer une définition abusive du réel. Aucune caractéristique de la nature posée immédiatement par la conscience sensible devant la connaissance, ne peut être élucidée. Elle est impénétrable à la pensée, en ce sens que son caractère essentiel particulier qui entre dans l’expérience est par la conscience sensible, est pour la pensée le pur gardien de son individualité comme entité simple. La transition du rouge de la conscience au rouge de la pensée s’accompagne d’une perte définie de contenu, qui est celle de la transition du facteur rouge à l’entité rouge. Cette perte dans la transition à la pensée est à comprendre par le fait que la pensée est communicable tandis que la conscience sensible est incommunicable. (p 52) Toute une logique, tout un langage à réviser, et ce qu’il faut bien appeler une critique de l’abstraction comme telle, c’est-à-dire la prétention de pure pensée à maîtriser le réel par le seul exercice de la pensée !Pour Whitehead, cette perversion est décelable dans la métaphysique grecque, principalement celle d’Aristote : L’entité a été séparée du facteur qui est le terminus de la conscience sensible. Elle est devenue le substrat de ce facteur, et le facteur s’est dégradé en attribut de pensée. C’est de cette manière qu’une distinction a été introduite dans la nature, qui en vérité n’est pas du tout une distinction. Considérée en elle-même, une entité naturelle est simplement un facteur de fait. Sa séparation d’avec le complexe qu’est le fait est une pure abstraction. Elle n’est pas le substrat du facteur, mais le facteur lui-même isolé dans la pensée. Ainsi ce qui est seulement une procédure de la pensée, dans la transition de la conscience sensible à la connaissance discursive, a été transformé en un caractère fondamental de la nature. C’est de cette façon que la matière émerge comme substrat métaphysique de ses propriétés, et que le cours de la nature est alors interprété comme histoire de la matière… (p 54) C’est pourquoi substance qui est un terme corrélatif de prédication, contribue à l’ambiguïté. S’il nous faut partout chercher la substance, je la trouverai quant à moi dans les événements qui sont en un sens la substance ultime de la nature. (p 56) Peut-être le problème s’est-il simplement déplacé, de la conception d’un matérialisme à celle d’un ‘factualisme’ de l’événement processuel, de la concrescence ? C’est dire qu’une logique de l’englobant et de la relation, contre la logique d’enfermement catégorique, ‘substantiel’, doit être dessinée. Ou peut-être la conception, la tentation tout au moins, de conjurer les sortilèges du réalisme par le symbolisme poétique, voire l’évocation d’un idéalisme platonicien augmenté du concept de manifestation, de création ? » (pp 356/363)

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DD – extraits – Regards sur le Romantisme (1)

Le Romantisme a dans notre culture les dimensions d’un continent, et je crois, le plus vaste, même s’il est de nos jours bien négligé d’en parler, d’y faire à nouveau référence comme à la plus haute parole. C’est que, je l’ai bien assez dit dans ce blog, la technoscience a pris toute la place dans tous les domaines – avec l’économie, la politique aussi, en favorisant la propagation d’un hédonisme misérable – et surtout appauvri la culture, avec le projet peut-être même de la faire disparaître. N’en sommes-nous pas à l’instauration d’un univers mental régi par l’intelligence artificielle ? Sans compter avec le ‘prestige’ apparemment inentamé du littéralisme et de l’obscurantisme des ‘religions du passé’, elles-mêmes pourtant porteuses d’une ‘gnose’ qu’on s’obstine à ignorer ! Le Romantisme a pressenti tout cela, et surtout pressenti la Valeur ultime préservée en l’affect, le sentiment, que la Poésie d’abord, et tous les arts savent mieux traduire pour illustrer notre condition et nous orienter à ses finalités de co-naissance. J’évoquerai ici le Romantisme allemand, puis le Français (Regards 2) ; dans d’autres articles, des prolongements sur sur les orientations d’un art contemporain en direction d’un nouveau paradigme d’inspiration ‘écologique’, universel.

« J’en reviens donc à Georges Gusdorf qui nous offre, par son étude très vaste de toutes les expressions du Romantisme, l’illustration de la fécondité du rousseauisme, particulièrement dans cette Naturphilosophie allemande, une expérience de vie qui fut bien plus que philosophie et que l’art seul, finalement, parvint à rendre tout à fait vivante. Précisant dans Le savoir romantique de la nature (Payot 1985) : Le concept germanique de Naturphilosophie, expression privilégiée du romantisme allemand, n’a pas d’équivalent linguistique en français ou en anglais. Les historiens préfèrent utiliser pour désigner une forme de spéculation qui n’a guère franchi les limites de l’aire culturelle dans laquelle elle a connu un développement rapide et fécond. (p 14) Voici donc le définition la plus générale qu’on puisse donner de cette ‘philosophie’ ; on verra qu’elle peut, qu’elle doit toujours même nous inspirer : La Naturphilosophie est le fondement de la vision du monde romantique. La vision du monde n’est pas le regard de l’observateur qui glisse sur la surface des choses ; ce n’est pas non plus le regard de l’artiste, du poète, qui prend acte des significations latentes du paysage, consonances et dissonances, pour en opérer dans son œuvre la commutation et la transmutation selon les affinités de son œuvre avec la réalité globale. La vision du monde est présence au monde, conscience de l’homme et présence du monde dans le fait fondamental de l’établissement de la réalité humaine au sein de l’univers où elle fait résidence. Cette alliance originaire commémore une prise de terre et ensemble une prise d’être, à partir de laquelle divergeront les modalités diverses de la possession de l’univers. L’œuvre de poésie ou d’art exprime dans son ordre cette prise en charge ; elles ont pour corollaires l’œuvre de pensée, l’œuvre de raison qui, par-delà les apparences, recherche les justifications, en constituant un ensemble intelligible qui substitue à l’incohérence une coordination, un montage de mythes ou d’équations satisfaisant pour l’esprit. (p 20) Son antithèse est évidemment le réalisme ordinaire, celui même du sens commun, qui précède tout sens critique et toute réflexion : Le sens commun qui préside à notre usage du monde est régi… par un physicalisme sans doctrine, d’autant plus contraignant qu’il échappe à toute critique. L’espace mental au sein duquel se déploie l’expérience commune admet spontanément l’extériorité réciproque de l’homme et du monde… L’homme intervient comme un objet au sein d’un monde d’objets… (p 31) Par opposition à cette vision étriquée, le concept d’humanité qui se dégage est ‘révolutionnaire’, ne privilégiant aucune disposition particulière, recherchant plutôt, et dans le cadre même d’une finitude d’évidence, les marques d’infini, ce qui dépasse toute dé-finition et ne se laisse enfermer par aucun concept particulier, restrictif. La Naturphilosophie ne veut être ni une philosophie de l’esprit, ni une philosophie de la matière, ni une philosophie de la raison, ou de Dieu, mais à la fois tout cela et autre chose que cela, pensée du monde, mais non pas possession et réduction du monde par la pensée… (p 38) Pensée toujours à venir, gnose, les voies multiples et d’apparence contradictoires sont évoquées longuement – j’y reviendrai – et elles susciteront étonnement, réserves, désapprobation même, conflits idéologiques, forcément. Cosmologie et anthropologie font alliance au niveau d’une surréalité secrète où s’annonce la transcendance du sens. La Naturphilosophie convoque les savants authentiques et les philosophes, mais aussi les mages et les poètes, assemblage surprenant qui déconcerte… (p 39) Le matérialisme est une philosophie de la chose ou des choses. L’idéalisme, philosophie de l’esprit, fait sécession par rapport à la réalité pour préserver la vérité. La pensée romantique, philosophie de l’incarnation, refuse de dissocier le réel et le vrai. (p 363) cette formule de Gusdorf, récemment relue, m’a beaucoup frappé : elle résume toute l’inspiration de ce livre : La leçon permanente du romantisme serait que le statut de l’être humain ne peut être reconnu en dehors d’une anthropo-cosmologie guidée par l’intuition d’un univers solidaire. (p 368) Une écologie générale, pourra-t-on dire de nos jours.

Revenir sur l’idéalisme allemand, opérer cette reprise depuis cet angle de vue qui serait celui du Romantisme ? L’extraordinaire de cette histoire est que philosophie et art, et sans doute religion puisqu’il s’agit bien d’une quête de l’Absolu, y sont confondus. Mais attention, confondus dans le travail d’un individu singulier qui s’applique pourtant lui-même à ne pas les confondre – en vain !

Friedrich Schlegel : Est un clerc celui qui ne vit que dans l’invisible, pour qui tout le visible n’a que la vérité d’une allégorie… C’est seulement par le rapport à l’infini que s’engendrent valeur et utilité ; ce qui ne s’y rapporte pas est parfaitement vain et inutile… Les idées sont des pensées infinies, autonomes, toujours mobiles en elles-mêmes et divines… Seul peut être un artiste celui qui a en propre une religion, une vue originale de l’infini… Tout concept de Dieu est creux bavardage. Mais l’idée de la divinité est l’idée de toutes les idées… Le clerc purement et simplement comme tel ne l’est que dans le monde invisible. Comment peut-il apparaître parmi les hommes Il ne voudra rien d’autre, sur la terre, que donner au fini la forme de l’éternel et c’est pourquoi, quelque nom qu’il veuille donner à son activité, il doit être et demeurer un artiste… La philosophie de Platon est une majestueuse préface à la religion de l’avenir… Qui a de la religion parlera en poète. Mais pour chercher et découvrir la religion, c’est la philosophie l’instrument… Le bien suprême et la seule utilité, c’est la culture… Sans poésie, la religion devient sombre, fausse et méchante ; sans philosophie, débridée dans toutes sortes d’impudicités et voluptueuse jusqu’à l’auto-castration… (in Manuel de l’idéalisme allemand, Cerf 2015)

Deux formulations de Schlegel qui résument la quintessence de l’idéalisme allemand incarné par ce romantisme de première génération :

L’infini est l’unique objet de la conscience et la conscience, l’unique prédicat de l’infini (Manuel de l’idéalisme allemand, Cerf 2015, p 470)

Toute relation de l’homme à l’infini est religion… toute relation de l’homme dans la plénitude entière de son humanité… Pensé dans cette plénitude, l’infini est la divinité. (op. cit. p 470)

La poésie sera privilégiée parce que, seule, elle sauvegardera cette vérité ultime de l’infini que nul système ne peut emprisonner – l’histoire de la philosophie demeurant ainsi une éternelle errance, quand les fulgurations du poète révèlent ! Ces derniers mots résumant Schlegel et définissant un vrai programme gnoséologique : Toute vérité est relative ; tout savoir est symbolique (op. cit. p 490) – fini et infini en perpétuelle recherche de coïncidence, n’y parvenant jamais, sinon en un seul instant de co-naissance, un indicible ‘éveil’ ?

A Novalis

Tu n’hésites pas sur la frontière ; mais dans ton esprit poésie et philosophie se sont infiniment pénétrées. Ton esprit était au plus près de moi dans ces images de l’incompréhensible vérité. Ce que tu as pensé, je le pense ; ce que j’ai pensé, tu le penseras ou tu l’as déjà pensé. Il y a des malentendus qui ne font que confirmer une suprême entente. Chaque doctrine de l’Orient éternel appartient à tous les artistes. C’est toi que je nomme à la place de tous les autres. (p 223)

Novalis est incontournable dans ce contexte. Mais c’est une personnalité si riche, si exceptionnelle que j’hésite à en parler, ici, en très peu de mots. J’emprunte ces citations au livre d’Olivier Schefer : Le monde doit être romantisé, éditions Allia 2021. Des citations que l’auteur emprunte lui-même à des textes épars, souvent disjoints, d’un Novalis peu soucieux de faire système, passionné par la vie – tous les événements de la vie, même les plus grossiers – par ce facteur qualitatif qui leur donne vérité dans un absolu qu’il nous appartient de couvrir et d’éprouver par nous-mêmes, poétiquement. C’est-à-dire non pas intellectuellement mais pratiquement (au sens kantien), et existentiellement, comme on l’entend maintenant. Une vie très courte (1772-1801) et une œuvre écrite en peu d’années (première publication en 1798).

Le poème de la raison est philosophie – C’est le plus haut élan que peut prendre la raison pour se surmonter elle – même – Unité de la raison et de l’imagination. Sans philosophie, l’homme est désuni en ses forces essentielles – Il y a deux types d’hommes – un homme rationnel – et un poète. Sans philosophie, poète incomplet – sans philosophie, penseur et homme de jugement incomplet.

Le monde doit être romantisé. C’est ainsi que l’on retrouvera le sens originel. Romantiser n’est rien d’autre qu’une potentialisation qualitative. Le Soi inférieur en cette opération est identifié à un Soi meilleur. Nous sommes nous-mêmes une telle série de puissances qualitatives. Cette opération est encore totalement inconnue. Lorsque je donne à l’ordinaire un sens élevé, au commun un aspect mystérieux, au connu la dignité de l’inconnu, au fini l’apparence de l’infini, alors je les romantise – L’opération s’inverse pour le plus haut, l’inconnu, le mystique, l’infini – elle est logarithmisée par cette liaison.

Tout sens est représentatif – symbolique – un médium. Toute perception sensible est de seconde main. On pourrait dire que plus la représentation, la désignation et l’imitation sont originales et abstraites, et moins elles ressemblent à l’objet et au stimulus, et plus le sens est indépendant et autonome – S’il n’avait pas même besoin d’une cause extérieure , il cesserait alors d’être un sens et serait un être adéquat. Comme telles, ses formes pourraient être toujours plus ou moins identiques et adéquates à d’autres êtres – Si ses formes et leurs effets étaient parfaitement comparables et identiques aux effets des formes d’un autre être – alors se produirait la plus pure harmonie entre les deux.

Toute analogie est symbolique – Je trouve mon corps à la fois déterminé et efficace par lui-même et par l’âme du monde. Mon corps est un petit tout et possède par conséquent aussi une âme particulière ; car je qualifie d’âme le principe individuel par lequel toutes choses deviennent un Tout. – Pour ce qui concerne l’animation du membre particulier, je me trouve déterminé, de ce point de vue, simplement par moi-même, et en même temps, il est vrai, indirectement par l’animation universelle. Mais pour ce qui est de l’animation proprement dite, elle n’est rien d’autre qu’un penchant, qu’une identification.

Seul un artiste peut deviner le sens de la vie.

Jugement – décomposition.

Il ne tient qu’à la faiblesse de nos organes que nous ne nous découvrions dans un monde de fées.

La poésie est le réel authentiquement absolu. Tel est le cœur de ma philosophie. Plus c’est poétique, plus c’est vrai.

Ces propos choisis justifient l’hommage de Schlegel. C’est toute l’ambition résumée de L’Athenaeum, la revue qu’il avait fondée en 1798, dont les publications jusqu’en 1800 seulement, sont le véritable programme et fondement de l’esthétique romantique. J’ajoute que les remous de la grande histoire – je pense aux guerres napoléoniennes – ne sont guère parvenus à l’effacer, qu’ils auraient même plutôt contribué à sa diffusion dans les décennies suivantes. Nous retrouvons ici la cohérence déjà relevée chez Schlegel, et des thèmes identiques : culture, philosophie, organicité du Tout et plus explicitement encore, cette primauté accordée au qualitatif, et par conséquent au ‘symbolique’, qui associe les impressions dans une unité d’ordre purement spirituelle, quand la ‘représentation’, le ‘jugement’ interviennent comme des appauvrissements, une ‘décomposition’ dit-il, favorisant un processus d’identification mensonger. Ce sont des thèmes jordaniens, nous l’avons vu plus haut, et c’est précisément cette cohérence qui me touche, en dépit de l’éloignement qui nous sépare quand même de ce premier romantisme allemand. Je sais qu’on peut également l’apprécier en d’autres termes, en d’autres aspects suivant son évolution. Mais la vie personnelle, envisagée comme une ouverture à l’infini, la poétisation du monde en prolongement même de la quête philosophique ; voilà bien qui nous conduira au meilleur de Schopenhauer, Nietzsche, plus tard Hofmannsthal, Rilke, et j’en passe… Qu’on me pardonne si mes choix paraissent trop partiels, trop partiaux aussi. Il est impossible de tenter l’exhaustivité dans le contexte que j’ai choisi… Dois-je néanmoins mentionner la différence Hölderlin, celui qui vécut et mourut en ce temps-là, ou celui qui est apprécié par Heidegger comme un être surhumain, annonciateur du futur, de la ‘pensée à venir’ ? La question posée est vaste mais je m’en tiendrai brièvement aux observations de Philippe Lacoue-Labarthe, dans son Hölderlin publié par la République des Lettres en 2012. Pour ce dernier, malgré tout ce qui rapproche Hölderlin du romantisme né à Iéna, où il a lui-même séjourné, l’auteur d’Hypérion était un penseur, l’un des plus grands sinon le plus grand dans cette époque qui en compte tant… Penseur, cela veut dire en l’occurrence que Hölderlin a participé à tout le travail d’élaboration de l’idéalisme spéculatif et de sa logique (ou de son onto – logique) propre : la dialectique…. Proximité de Hegel qu’il connaissait bien, et avec qui même il a collaboré. Mais Hölderlin reste un ‘penseur’, c’est-à-dire dans cet ordre d’idées nouveau, qu’il est poète au service de la vérité, celle-ci excédant tout ‘subjectivisme’ comme Lacoue-Labarthe s’applique à le dénoncer. La poésie de Hölderlin est effectivement ‘pensante’… Plus fondamentalement parce qu’elle répète, au sens le plus radical du terme, la grande lyrique grecque, Pindare ou Sophocle, voire le lyrisme spéculatif des pré-socratiques. C’est une poésie dont le propos, le discours, est d’ordre philosophique (ou théologique) … Ce n’est pas une mise en poésie de la pensée, mais plutôt la pensée comme poème… La pensée, lorsqu’elle pense vraiment (en vérité), n’est-elle pas inévitablement poétique ? Peut-être, en ces termes, rejoignons-nous pleinement Heidegger : L’essence de l’art n’est rien par elle-même d’artistique, de même que l’essence de la poésie n’est rien de poétique… L’art ne s’ordonne pas à lui-même, ni non plus simplement au beau… S’il s’ordonne à quelque chose, c’est à la vérité. C’est bien pourquoi j’ai lié mes propres réflexions à un examen du problème de la connaissance, tel qu’il ne s’épuise pas dans la seule définition d’une science, galiléenne, ou pas : poétique finalement ? Nous verrons bien. Car il faut poursuivre l’enquête. Je recommanderai à tous ceux qui souhaiteraient poursuivre une recherche plus fouillée les précieuses analyses de Georges Gusdorf dans Le savoir romantique (Payot 1982) » – (pp 346/353)

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Dedans comme Dehors – Goethe oublié ? Un rappel de Michel Bitbol

En abordant la question du Romantisme dans mon livre, je n’ai pas ‘oublié’ Goethe, je l’ai écarté. Pourquoi ? Injustement, j’en conviens, mais en me souvenant d’une lecture de la Vie de Beethoven de Romain Rolland qui rapportait une anecdote assez révélatrice sur la rencontre des deux hommes. Célèbres l’un et l’autre, ce sont des admirateurs communs qui les auraient réunis à Toeplitz en 1812 : échange de propos mondains, sans doute, mais pas seulement ; audition de quelque improvisation au piano où excellait le musicien. D’après Rolland, le vieux Goethe n’aurait apprécié ni le caractère ni la musique de ce provincial jugé trop ‘entier’, trop provocateur. Et d’ajouter même qu’il préfèrera, quelque temps plus tard, goûter aux essais plus convenables du jeune Felix Mendelssohn, à 12 ans, venu également se faire apprécier ! C’est tout le problème : Goethe précurseur du Romantisme ou dernier phare éclairé d’un classicisme en voie de disparition ? On épiloguera comme on voudra en se souvenant des attitudes souvent brutales de l’un, traduites même en musique parfois, en les opposant aux prudences distinguées d’un vieil aristocrate du passé, écrivain hardi néanmoins et qui porta en son temps des idées qui sont autant de prémices de ce Romantisme qui va bouleverser le siècle débutant : autant son Faust qui le rendit si célèbre que son Traité des couleurs illustrant déjà une philosophie du Tout qui le rendit prophète en son âge. Et sur cette question du Romantisme, je recommande toujours de se reporter aux ouvrages déjà anciens mais indépassés de Georges Gusdorf.

Michel Bitbol, que je cite beaucoup dans mon livre et que je citerai encore dans ce blog, nous livre quelques réflexions sur l’oeuvre goethéen dans Maintenant la finitude, Peut-on penser l’absolu ? (Flammarion 2019), à mes yeux, un des livres les plus importants écrits ces toutes dernières années. Et c’est dans la perspective de cette ‘réaction romantique’ que je mentionnais dernièrement, une conception vraiment révolutionnaire, et de la science, et de l’art !

« … s’il représente bien une effraction en deçà de la pensée de l’objet vers la source du désir d’objectivité, le romantisme révolutionnaire post-kantien ne peut que se montrer solidaire d’une réaction anti-scientifique. Du moins s’accompagne-t-il d’un projet troublant de redéfinir entièrement le sens et les méthodes de la recherche scientifique, à une époque où celles-ci commencent à s’affirmer, en conflit larvé avec les religions traditionnelles, comme de nouvelles valeurs rédemptrices et comme d’exaltantes promesses d’avenir. Un modèle intellectuel de cette vision alternative des sciences, couplée à une vigoureuses dénonciation de leur méthode, peut être trouvé chez Goethe. Selon le poète de Weimar, la méthodologie scientifique découle d’une erreur aux conséquences dévastatrices : elle tient pour fondamental ce qui est dérivé, et pour secondaire ce qui est absolument existant. Le présupposé de la méthodologie des sciences considère en effet que le phénomène sensible est seulement une apparence à l’intérieur de nous ; une apparence qu’il faut découper, contrôler, manipuler, et pousser dans ses derniers retranchements, afin de révéler les rouages cachés d’une nature tenue pour extérieure. Ici, le fondement est objectif, et l’expérience dite ‘subjective’ est supposée en être dérivée ; après quoi l’expérience subjective, triée et ordonnée, se voit conférer le pouvoir de remonter au fondement objectif. Or, déclare Goethe, un siècle avant Husserl, il s’agit là d’une inversion des priorités effectives de l’être au monde. Car, selon l’ordre vécu qui est seul originaire, c’est le phénomène qu’il faut prendre comme fait premier, initialement étranger à toute division du sujet et de l’objet, insensible à tout conflit entre l’apparence et l’être ; puis il faut saisir ce phénomène dans toutes ses dimensions, en s’exerçant à le faire varier selon plusieurs protocoles au lieu de l’abandonner trop tôt en faveur d’un leurre formel. (…) S’intéresser à la nature dans son intégrité exige alors, selon le poète allemand, d’adopter une attitude s’écartant résolument de celle de la science classique, dont l’archétype est la physique newtonienne.

Les deux changements cruciaux d’attitude qu’exige Goethe consistent, d’une part, à apprendre à s’inscrire dans l’apparaître au lieu de s’en distancier, et, d’autre part, à moduler sa propre manière de percevoir ce qui apparaît, afin d’appréhender intuitivement plutôt qu’abstraitement l’harmonie de ce qui se montre. (…) Contrairement à celle de la physique newtonienne, cette nouvelle forme d’objectivité ne consiste pas à circonscrire un objet dont les constituants reconstruits et vidés de toute qualité sensible sont censés expliquer l’organisation des phénomènes, mais à adopter un type approprié d’état de conscience pouvant être enseigné à tous, et grâce auquel chacun peut voir immédiatement l’unité des phénomènes, sur un mode global et instantané… Selon Heisenberg (l’un des principaux créateurs et interprètes de la physique quantique), on est forcé de reconnaître qu’un science naissante marquée de traits néo-goethéens est en train d’effacer le cliché de la science classique. Une science sachant se contenter d’articuler les phénomènes immanents entre eux, et reconnaissant l’inextricable implication du sujet dans leur production, est en passe de remplacer une science cherchant les causes transcendantes des phénomènes après les avoir traités comme s’ils surgissaient d’eux-mêmes dans la nature. » (pp 97/102)

La plus belle leçon à tirer de ces précisions qui viennent grandement rendre justice au ‘poète de Weimar’, c’est qu’il n’est pas de frontière tranchée séparant un ‘classicisme’ newtonien, ou galiléo-cartésien, et un ‘romantisme’ privilégiant à l’excès sensibilité et imagination ; il faut voir plutôt une lente et périlleuse aventure de la pensée en conquête progressive de connaissance et en tentation permanente de céder, tantôt aux séductions d’une raison à tendance totalitaire, tantôt aux passions débridées d’une phantasie capable de provoquer de funestes délires. Il faut toujours apprendre à être juge impartial de cette rivalité entre prétention scientifique à se ‘rendre maître et possesseur du monde’ et attitude pseudo-contemplative capable de dissimuler les pires passions obscurantistes. En le soulignant une fois de plus : une entreprise où le philosophe a sa place, cruciale, irremplaçable.

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Dedans comme Dehors – extraits – La réaction romantique : Rousseau, la précurseur

Un biographe de Kant a pu écrire que celui-ci avait orné son bureau d’un portrait de Rousseau, ce qui semble assez extraordinaire. On a en effet l’habitude d’opposer les deux hommes, deux caractères plutôt, l’un symbolisant l’homme de coeur et l’autre, l’homme de raison. Il s’agit en réalité d’un conflit très fort qui oppose entre eux les ‘penseurs’ de cette fin de 18ème siècle. On sait tout de l’opposition de Rousseau à Voltaire, une rivalité vive même, et aux encyclopédistes. On sait quelles influences ont exercées les uns et les autres sur les élans révolutionnaires qui ont suivi, et quels reproches sont adressés à Rousseau rendu presque responsable de la radicalité et des violences de certains – cela va de Robespierre à Pol Pot ! Pourtant Rousseau n’en reste pas moins l’écrivain qui met sa conscience vivante, une conscience morale, au centre de son oeuvre, et ceci contre l’absolutisme de la froide raison théorique. C’est précisément ceci qui aurait infléchi les réflexions d’un Kant, d’une Crique à l’autre, parvenant presque finalement à un piétisme qui accorde plus grande place à la croyance. Il m’est impossible de poursuivre en quelques lignes ici cette enquête. Il m’a paru important cependant de signaler cette influence de Rousseau sur la constitution d’un ‘premier’ romantisme. Plus tard, l’Histoire s’écrira de façon plus complexe, les événements politiques et socio-économiques marquant également le cours de l’Histoire de leurs répercussions. J’ai préféré dans mon livre citer Paul Audi qui présente un Rousseau, ‘philosophe de l’âme’, sans doute sous l’influence de la pensée de Michel Henry qui s’est lui-même bien abstenu d’une apologie du philosophe suisse ! Je ne prends pas partie, mais c’est vrai, la question demeure : Rousseau peut-il être considéré comme un philosophe ? C’est même Michel Henry qui m’a appris à distinguer philosophe et penseur, sans arrière-pensée !

« Maintenant, pour éviter de multiplier les méandres de cette enquête, je choisirai de citer sans attendre le nom de Jean-Jacques Rousseau qui résume à lui seul toute l’antithèse opposable à l’intellectualisme de son siècle (des Lumières !) Georges Gusdorf l’introduit magistralement en l’opposant à Condillac : Le moi de Rousseau n’est pas une page blanche, ni cet emplacement vide dans la boîte crânienne de Condillac. Le moi de Rousseau n’est pas le siège d’une absence prête à accueillir n’importe quoi, mais le lieu d’une présence dont l’immense fresque des Confessions ne parviendra pas à faire le tour, alors que la biographie de la statue tient en quelques lignes. La parabole de la statue, autobiographie de tout le monde, n’est la biographie de personne ; les Confessions évoquent le plus irremplaçable des êtres. Le romantisme redécouvre avec enthousiasme ce que la critique empiriste avait rejeté, le sens de l’innéité de l’être personnel, et ensemble les dimensions de la révélation et de la grâce, qui ouvrent les horizons de l’infini. (L’homme romantique p. 30) Nous voilà bien au cœur de toutes nos interrogations, au cœur de cette recherche que le Romantisme va approfondir par la convergence même d’innombrables témoignages, dans tous les pays d’Europe et jusqu’en Russie, durant une période qui couvre presque tout un siècle, de la Révolution française à la fin du XIXème siècle ! Cette extraordinaire proximité a été examinée avec une ferveur d’autant plus remarquable par ce qu’elle ajoute à l’érudition, dans un livre de Paul Audi : Rousseau, une philosophie de l’âme (Verdier 2008) Il n’y a pas de ‘grand écart’ ; nous allons retrouver une thématique maintenant bien dessinée, jusqu’aux contours de la phénoménologie ‘matérielle’ de Michel Henry : Chez Rousseau, la manifestation ‘naturelle’ des phénomènes ne relève pas de la perception naïve et spontanée d’une réalité objective. Elle n’a pas non plus pour corrélat unique les phénomènes que l’on qualifie de naturels ou de physiques… Pour la première fois sans doute dans l’histoire de la philosophie occidentale, le terme de ‘nature’ ne renvoie plus à une modalité de l’extériorité, pas plus qu’à un certain type d’objectivité. ‘Nature’ désigne au contraire Intériorité absolue… Le mot nomme une réalité immanente qu’il s’agit de comprendre en termes de ‘sentiment intérieur’ ou de ‘sentiment de l’existence’. (p 19) Par l’analyse inédite qu’il propose du témoignage rousseauiste, Paul Audi rejoint Michel Henry et sa critique à la fois de Husserl et de Heidegger, dont l’intentionnalité et l’ouverture au monde renvoient toujours finalement à une objectivité, à la résurgence d’un sentiment de séparation. Ce n’est pas de présence à soi, comme à un autre, dans l’expérience d’une chose que la psychologie distinguerait comme un ‘moi’, c’est la ‘présenteté’ dit-il, ‘présence’ qui n’est pas celle du moi mais celle du Soi qui donne l’être, autrement dit une ‘présence absolue’ qui rend tout possible et bien entendu, la transcendance ! La présenteté comme antécédence absolue, littéralement. La présenteté dont Rousseau est le premier à approcher le concept, c’est l’immanence comme ‘demeure’. L’immanence désigne cette présence du Soi qui rend phénoménologiquement possible la présence-à-soi du moi. (p 36) Pour le démontrer, Paul Audi renvoie aux passages les plus significatifs des Rêveries du promeneur solitaire, bien plus explicites que les récits contenus dans les Confessions. Maintenant ne nous y trompons pas. Comme nous en avait averti Michel Henry, nous n’assistons pas non plus à la résurgence d’un subjectivisme. La vie est ce principe à la fois dynamique et pathétique qui adhère complètement et concrètement à soi sans jamais pouvoir se séparer de soi, ni s’adresser à soi, ni se réfléchir dans l’extériorité d’un Dehors, dans l’altérité d’une Différence, dans la distance d’un Écart… C’est toujours une vie une qui, dans l’engendrement du moi vivant, ‘se pluralise’ en elle-même(p 317) Cette richesse est toujours la nôtre, et toutes les différences qui s’expriment par la multiplication même des attributs dans l’ordre de l’existence n’entament pas une égalité originelle, celle du Soi qui nous fonde. Que tout soit égal sur le plan d’immanence de la vie ne veut pas dire que la ‘nature’ ne contient pas de différences. C’est tout le contraire : l’égalité de la nature comme vie ne se manifeste qu’entre êtres différents. Différents parce que singuliers. De sorte que si le Tout est un tout véritable – un univers proprement dit, qui possède en lui-même, dans sa propre diversité, la loi de son unité –, c’est bien parce qu’il est le ‘lieu’ d’une diversité qualifiée, d’une pluralité irréductible, d’une multiplicité incommensurable. Ici, le Tout est une ‘uni-diversité’ peuplée de différences réelles… (p 325)

J’en reviens donc à Georges Gusdorf qui nous offre, par son étude très vaste de toutes les expressions du Romantisme, l’illustration de la fécondité du rousseauisme, particulièrement dans cette Naturphilosophie allemande, une expérience de vie qui fut bien plus que philosophie et que l’art seul, finalement, parvint à rendre tout à fait vivante. Précisant dans Le savoir romantique de la nature (Payot 1985) : Le concept germanique de Naturphilosophie, expression privilégiée du romantisme allemand, n’a pas d’équivalent linguistique en français ou en anglais. Les historiens préfèrent utiliser pour désigner une forme de spéculation qui n’a guère franchi les limites de l’aire culturelle dans laquelle elle a connu un développement rapide et fécond. (p 14) Voici donc la définition la plus générale qu’on puisse donner de cette ‘philosophie’ ; on verra qu’elle peut, qu’elle doit toujours même nous inspirer : La Naturphilosophie est le fondement de la vision du monde romantique. La vision du monde n’est pas le regard de l’observateur qui glisse sur la surface des choses ; ce n’est pas non plus le regard de l’artiste, du poète, qui prend acte des significations latentes du paysage, consonances et dissonances, pour en opérer dans son œuvre la commutation et la transmutation selon les affinités de son œuvre avec la réalité globale. La vision du monde est présence au monde, conscience de l’homme et présence du monde dans le fait fondamental de l’établissement de la réalité humaine au sein de l’univers où elle fait résidence. Cette alliance originaire commémore une prise de terre et ensemble une prise d’être, à partir de laquelle divergeront les modalités diverses de la possession de l’univers. L’œuvre de poésie ou d’art exprime dans son ordre cette prise en charge ; elles ont pour corollaires l’œuvre de pensée, l’œuvre de raison qui, par-delà les apparences, recherche les justifications, en constituant un ensemble intelligible qui substitue à l’incohérence une coordination, un montage de mythes ou d’équations satisfaisant pour l’esprit. (p 20) Son antithèse est évidemment le réalisme ordinaire, celui même du sens commun, qui précède tout sens critique et toute réflexion : Le sens commun qui préside à notre usage du monde est régi… par un physicalisme sans doctrine, d’autant plus contraignant qu’il échappe à toute critique. L’espace mental au sein duquel se déploie l’expérience commune admet spontanément l’extériorité réciproque de l’homme et du monde… L’homme intervient comme un objet au sein d’un monde d’objets… (p 31) Par opposition à cette vision étriquée, le concept d’humanité qui se dégage est ‘révolutionnaire’, ne privilégiant aucune disposition particulière, recherchant plutôt, et dans le cadre même d’une finitude d’évidence, les marques d’infini, ce qui dépasse toute dé-finition et ne se laisse enfermer par aucun concept particulier, restrictif. La Naturphilosophie ne veut être ni une philosophie de l’esprit, ni une philosophie de la matière, ni une philosophie de la raison, ou de Dieu, mais à la fois tout cela et autre chose que cela, pensée du monde, mais non pas possession et réduction du monde par la pensée… (p 38) Pensée toujours à venir, gnose, les voies multiples et d’apparence contradictoires sont évoquées longuement – j’y reviendrai – et elles susciteront étonnement, réserves, désapprobation même, conflits idéologiques, forcément. Cosmologie et anthropologie font alliance au niveau d’une surréalité secrète où s’annonce la transcendance du sens. La Naturphilosophie convoque les savants authentiques et les philosophes, mais aussi les mages et les poètes, assemblage surprenant qui déconcerte… (p. 39) Le matérialisme est une philosophie de la chose ou des choses. L’idéalisme, philosophie de l’esprit, fait sécession par rapport à la réalité pour préserver la vérité. La pensée romantique, philosophie de l’incarnation, refuse de dissocier le réel et le vrai. (p 363) cette formule de Gusdorf, récemment relue, m’a beaucoup frappé : elle résume toute l’inspiration de ce livre : La leçon permanente du romantisme serait que le statut de l’être humain ne peut être reconnu en dehors d’une anthropo-cosmologie guidée par l’intuition d’un univers solidaire. (p 368) Une écologie générale, pourra-t-on dire de nos jours. » (pp 344-348)

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Dedans comme Dehors – extraits – Vers le Romantisme – Fichte, Schelling

On le dit assez dans tous les manuels, mais souvent avec une espèce de timidité : quelle insistance faut-il accorder au Romantisme, et en révélant, au départ, qu’il est une réaction à la ‘froideur ‘ – est-ce bien juste de le dire ainsi ? – et au ton catégorique (professoral ?) des grandes thèses kantiennes ? Avec Kant, la pensée semblait s’être tracé une avenue riche de promesses gnoséologiques, en accord avec la science contemporaine (celle de Newton !), que les désordres des guerres napoléoniennes, partout en Europe et en Allemagne notamment, allaient entièrement bouleverser. Ce déchaînement de passions allait bouleverser toutes les perspectives et particulièrement la connaissance que l’homme peut avoir de lui-même. Dans cette circonstance si mouvementée de l’Histoire, ce fut un retour à l’affect, aux sentiments, à la notion d’un Absolu, qu’on l’appelle encore Dieu en souvenir de la vieille religion, ou pas. Le Romantisme illustrera avec force cette mutation formidable, ses contradictions aussi. Et on doit à ces deux penseurs, Fichte et Schelling, avec d’autres moins célèbres bien sûr, d’avoir, sinon provoqué, enregistré les conséquences d’un séisme dont tous les effets n’ont pas fini aujourd’hui de se faire sentir. Je me cite :

« Fichte (1762-1814) eut pour projet de redonner à la philosophie l’unité spéculative que Kant lui avait fait perdre : la Doctrine de la Science (de 1794 – remaniée jusqu’en 1814) traite dans le cadre d’un seul ouvrage, en tenant bien compte également de tous ses remaniements, la philosophie théorique et la philosophie pratique que Kant avait séparées en deux Critiques. Notons ici, pour lever toute ambiguïté, que le terme de ‘Science’ (Wissenschaft) ne doit pas s’entendre comme science positive – physique, biologie, chimie, etc. – mais connaissance vraie du sujet par lequel seul peut advenir la connaissance, donc connaissance du sujet pensant. La Doctrine de la science n’est ainsi rien d’autre qu’une description du fonctionnement du sujet pris dans son activité pensante. Cela dit, pour Fichte, le seul moyen de maintenir la double exigence, pratique, de liberté et, théorique, du savoir absolu, est de constituer le monde comme une production de l’esprit, de construire un idéalisme subjectif absolu. Si le criticisme échoue, selon Fichte, à constituer le savoir absolu, c’est qu’il cherche le fondement de la représentation du côté de l’objet et qu’il rencontre ainsi l’obstacle de la chose en soi. L’essentiel, aux yeux de Fichte, est de faire sauter le lien que Kant instituait entre l’absolu et la chose en soi. L’absolu ne doit pas être posé comme une substance, une réalité hors de la pensée, mais doit être cherché dans l’activité radicale de l’esprit. La conformité de la pensée et de l’être au sein d’une totalité reconquise sera garantie par l’exclusion de toute réalité étrangère à l’esprit. Fichte soutient en effet clairement que l’unité absolue du subjectif et de l’objectif, en quoi consiste l’égoïté (Ichheit), est une identité qui ne peut jamais être pensée comme telle, mais constitue seulement une tâche pour la pensée, l’expression ‘égoïté’ ne servant jamais qu’à désigner la place vide de cette identité. Le moi ne peut donc se penser lui-même qu’en opérant la distinction du subjectif et de l’objectif, en pensant les deux termes l’un après l’autre et comme tour à tour dépendant l’un de l’autre, de sorte qu’il ne puisse être aucun des deux (étant aussi bien l’autre), mais seulement l’Un impensable en quoi consiste leur identité. Ce n’est donc que par la détermination réciproque du subjectif et de l’objectif – à travers une image dialectique de leur identité – que l’on peut approcher la détermination du tout, du moi entier qu’est le moi pur. Contrairement à la différence de l’unité du ‘Je suis-je’, qui est unité des séparés (du sujet et de l’objet), l’unité du principe ontologique est ‘unité absolue’ ; il n’est pas ‘lien’ ou ‘racine’ commune de deux, mais leur ‘inséparabilité immédiate’ : soit l’Un. C’est là le principe ontologique même. C’est cette actuation pure que Fichte a en vue lorsqu’il parle du ‘moi absolu’. Seulement il faut ajouter que ‘ Moi’ étant le nom de l’ipséité divine, il ne définit ni l’identité à soi d’une personne, ni l’identité à soi d’une désignation impersonnelle et autoréférentielle, car toutes deux ne sont encore que des modalités de l’être, tandis que l’égoïté du moi absolu, pré-subjective, ne saurait être jamais pour nous que le terme idéal d’un devenir en lequel chacun cesserait d’être soi pour être Lui. ‘Moi’ est le nom de l’être-Lui de Dieu, ou de l’Un, que nous ne sommes pas et que nous nommons ‘Moi’, parce que nous n’avons accès à rien de plus radical que notre propre ‘être-soi’ éprouvé comme ‘moi’. L’intuition intellectuelle, l’intuition par le moi (humain) de sa propre activité, est donc tout autant pensée pure, coïncidence (unité duale) du sujet et de l’objet – ce par quoi elle fournit à la philosophie la vérité première (le ‘Je suis-je’) qui lui permettra d’être doctrine de la science (système du savoir certain) –, que saisie d’une unité absolue (l’unité simple du moi absolu) – qui, comme activité pure, energeia sans essence, est la source et l’origine insondable de toutes choses. L’Un vide, qui en soi ignore toute contradiction, toute opposition et même toute distinction du sujet et de l’objet, le moi pur, le principe ontologique, va s’exprimer sous la forme du jugement ‘Je suis-je’, c’est-à-dire sous la forme de l’unité des séparés, de l’unité contradictoire et duelle du sujet et de l’objet, soit le principe gnoséologique. Mais on ne saurait identifier le Ich du Ich bin Ich, premier principe, et le moi absolu, Un ineffable, simple, situé au-delà de la distinction de l’être et du penser. Le second est identité du sujet et de l’objet au sens où il n’est ni sujet ni objet – est au-delà de leur contradiction –, tandis que le premier se comprend comme sujet et comme objet, alternativement séparés et réunis, dans un mouvement incessant. On doit comprendre le ‘Je suis-je’ comme ce en quoi et par quoi l’Un vient à s’exprimer et à exister comme origine féconde de toutes choses ; de sorte qu’on ne saurait non plus donner une définition seulement égologique de la pensée enveloppée dans l’intuition intellectuelle. C’est parce que l’Intellect participe de l’Un, exprime par son propre agir à la fois son identité et son inégalité à l’actuation pure de l’Un, qu’il est principe (gnoséologique) de la Doctrine de la science, principe d’unification systématique – c’est-à-dire dialectique – du savoir humain. Mais le mérite de Fichte, à mes yeux, se distingue tout particulièrement dans cette évaluation dialectique d’une connaissance jouant de l’identité et de la différence, un impensable donc, mais capable de générer une logique de la science positive, une problématique résolue d’après lui par l’exercice pratique d’une liberté, avec des conséquences politiques, esthétiques etc… qu’il abordera sans qu’aucune de ses solutions ne parvienne à satisfaire ses successeurs !

Comme Fichte s’était éloigné de son maître, Kant, pour devenir son critique le plus impitoyable, Schelling suivra une voie identique à partir d’une lecture de Fichte – disciple d’abord puis contestataire – comme Hegel d’ailleurs, plus tard, le sera à son égard ! Ce qui suffit bien à nous signaler la difficulté extrême à comprendre aujourd’hui et suivre les méandres d’un discours idéaliste courageux mais incapable de parvenir à briser ses propres apories, ce qui reste également vrai de toute philosophie soucieuse de penser le tout sans cesser jamais d’y inclure la question de soi. Ces trois maîtres de l’idéalisme ont en partage le même souci de reconstruire une métaphysique qui corrige et achève le grand œuvre kantien, mais, ce faisant ils sont entraînés à s’en éloigner de beaucoup, et finalement même à s’éloigner les uns des autres dans des polémiques inextricables. Notons tout de même, pour moi le plus essentiel, qu’ils sont animés du plus fort désir de proclamer la suprématie d’un Absolu, et donc d’ouvrir la possibilité d’un savoir absolu, ce qui les conduit à reconsidérer toute possibilité d’une science positive – problème initial de Kant – puis d’interroger le problème de la liberté – reconsidérer les termes de la morale de Kant – redessiner une esthétique, tracer les voies d’une politique, autant de problèmes kantiens tour à tour repris et réinterprétés. Pour Schelling, le premier problème qui se pose à lui est d’interpréter Spinoza à la lumière de Fichte et de la subjectivité, au péril de noyer le Moi dans l’Un-et-Tout de l’éternité spinoziste. Autrement dit, le Moi, le sujet libre, ne risque-t-il pas de se fondre dans l’absolu, et l’absoluité du Moi de prévaloir sur l’égoïté de l’absolu ? C’est cette difficulté qui entraînera très tôt la rupture entre les deux penseurs. La solution de Schelling diffère en effet sur un point important : si elle remet bien à la pratique le soin de choisir entre le dogmatisme (le sujet disparaît dans l’objet) et le criticisme (l’objet disparaît dans le sujet), elle ne prétend pas réconcilier les deux options dans le développement infini de la subjectivité mais elle les laisse subsister. Croyant surmonter les difficultés du fichtéisme, Schelling s’efforce d’échafauder une philosophie absolue, une philosophie de l’unitotalité, un idéalisme absolu dont le concept-clef sera l’intuition intellectuelle des idées et des archétypes. L’intuition intellectuelle sera rebaptisée connaissance absolue, ou mode absolu de connaître, ou savoir absolu. L’Absolu est la réponse à tout ; tandis que la philosophie réflexive, l’explication analytique sont regardées comme la mort de la philosophie, l’intuition intellectuelle fécondée du Tout est vouée à accueillir dans la sérénité les contraires inséparés. Le savoir absolu, un et identique avec le savoir de l’absolu et l’absolu en personne (Hegel reprendra la formule à son compte), efface et résorbe les différences (tant qualitatives que quantitatives), détruit les limites, dissipe tous les conflits en imposant une paix surnaturelle à l’univers entier. Toute chose a une vie, est une vie dans l’Absolu, un reflet de l’Absolu. Cette conception fait violence à la raison moderne, on s’en doute bien, et Schelling ne parviendra jamais à bout des arguments contradictoires et des critiques de ses adversaires. On peut estimer que Schelling, pas plus que Fichte lui-même, n’est parvenu à rendre compte de façon convaincante pour ses contemporains, de la formation d’une identité personnelle et des moyens naturels ou surnaturels – par le recours à une théologie (réapparition du concept de chute) comme à une mythologie (l’histoire naissant d’abord d’un inconscient collectif) ! – permettant sa réintégration dans l’unité intangible d’un Absolu. Cet édifice métaphysique, à la fois sublime et héroïque, peut toutefois nous séduire encore si nous lui trouvons d’authentiques similitudes avec des intuitions étrangères à l’idéalisme allemand dont les orages dialectiques ont finalement provoqué le naufrage. » (pp 74 à 78)

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Dedans comme Dehors – extraits – Kant, ce héros…

Il ne serait pas faux de dire que toute la philosophie contemporaine, et déjà bien avant elle, se constitue en commentaire critique, positif ou négatif, des thèses kantiennes. Dans mon livre récemment publié, j’aborde cette question sous l’angle d’une problématique récemment définie : celle du ‘corrélationisme’, position attaquée de façon virulente par les ‘nouveaux réalistes’, défendue dernièrement par Michel Bitbol et Florian Forestier que je cite longuement. Mais voici une mise au point toute simple du problème qu’on peut lire page 15 du livre d’Alexander Schnell qui s’est engagé dans un questionnement de fond : Le clignotement de l’être, (Hermann 2021) J’y reviendrai aussi : (il s’agit) d’un débat contemporain autant philosophique (notamment grâce au ‘nouveau réalisme’) qu’anthropologique (à propos du statut du ‘relationnisme). Ce débat, crucial pour toute la pensée moderne et contemporaine post-kantienne, part de la notion de relation et s’interroge sur le bien-fondé de l’idée que les choses du monde ne seraient pas accessibles en soi mais mettraient en jeu la relation entre une ‘subjectivité’ (sujet conscientiel, pensant, parlant, avec son horizon socio-culturel, etc.) et ses ‘objets’ respectifs. La question se pose, en particulier, de savoir si cette perspective conduit ou non à l’impasse d’un ‘subjectivisme’, voire à ses conséquences radicales – au relativisme, au solipsisme ou au fictionalisme. Ce sont toutes les questions que j’ai abordées moi-même, parcourant tout à la fois des analyses contemporaines et des points de vue traditionnels qui ne sont pas toujours systématiquement ignorés des auteurs actuels ! Voici donc ma mise au point :

« Chez Kant (1724-1804), la première ambition annoncée par le mot ‘critique’, qui se retrouve dans le titre des trois œuvres capitales de Kant, est celle de décider du sort de la métaphysique, de s’assurer qu’elle est possible et d’en faire une science. Ce nom de métaphysique formulait une prétention à acquérir la connaissance d’objets qui se situent au-delà de la nature, dont l’expérience sensible permet à la physique de faire la science : Dieu, l’âme immortelle de l’homme, la liberté. C’est un fait cependant que, loin de progresser de ce pas assuré qu’on a vu prendre aux autres sciences, la métaphysique n’a cessé au contraire d’offrir le spectacle humiliant pour la raison humaine d’un perpétuel champ de bataille où les philosophes s’affrontent depuis des siècles en des combats sans issue. Qu’elle en soit définitivement incapable pourrait nous faire perdre toute confiance en elle et engendrerait le scepticisme. Le succès qu’elle connaît ailleurs et qu’attestent les progrès incessants des mathématiques et de la physique conduit plutôt à soupçonner que sa singulière destinée en métaphysique, où elle ne peut pas plus esquiver les questions que leur donner une réponse, provient d’un malentendu, d’une méprise que l’on doit pouvoir dissiper : il y a une énigme à déchiffrer et sans doute une nouvelle route à trouver. Si l’on parvient à savoir comment les mathématiques et la physique ont acquis le statut de sciences et ce qui les caractérise comme telles, on disposera du même coup d’un critère permettant de décider de l’aptitude de la métaphysique à y parvenir et de trouver la voie qu’elle devra suivre à cette fin. C’est ainsi que la synthèse a priori paraîtra à Kant le problème général de la raison : que, sans recourir à l’expérience, un jugement attribue un prédicat à un concept où il le découvre implicite, ou qu’à l’inverse il trouve dans les données de l’expérience de quoi l’enrichir. Les logiciens ont laissé échapper l’originalité de l’espèce des jugements qui constituent la science et lui permettent de progresser sans cesse, originalité qui réside dans l’alliance de leur caractère a priori et de leur caractère synthétique. Elle impose cependant, dès qu’elle est reconnue, une difficile recherche : puisque ce n’est pas sur l’expérience, sur quoi de tels jugements peuvent-ils prendre appui pour sortir du concept, le dépasser et l’accroître, comme c’est le cas aussi bien dans la partie pure de la physique (la mécanique rationnelle) que dans celle des mathématiques ? Comment peut-on se représenter des objets lors même que les choses ne sont pas données et présentes ? Comment la raison peut-elle connaître a priori ? Comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ? Tel est, dans toute sa généralité, le problème de la raison pure. La première des trois Critiques est consacrée à sa solution. La critique est d’abord cette science nouvelle des conditions qui permettent à la raison de constituer la science et du coup lui permettront aussi de constituer la métaphysique. Ce caractère préliminaire lui assigne une place bien à part : elle n’a pas un domaine d’objets propres dont elle accroîtrait nos connaissances comme le font les autres sciences ; elle est la connaissance que la raison prend d’elle-même. Le nom de critique vise à désigner cette entreprise qui se propose non pas l’extension des connaissances rationnelles mais leur justification, selon un jugement qui décide de leurs conditions de validité. Elle propose ainsi l’idée d’une philosophie nouvelle qui peut reprendre le qualificatif de transcendantal que la scolastique appliquait à tout ce que l’on peut attribuer à un objet quelconque, indépendamment de toute détermination particulière (ainsi : l’être, l’unité, etc.), pour souligner qu’elle n’entend pas être une connaissance d’objets mais seulement de leurs concepts dans la mesure où cela est possible a priori, bref la science de l’usage légitime des éléments a priori de la connaissance.

Par son caractère à la fois scientifique et normatif, la critique se présente également comme une Logique, qualifiée de transcendantale pour annoncer que, loin de s’attacher à la seule forme de la pensée vidée de tout contenu pour en étudier les opérations et les règles comme le faisait la logique générale, son propos est de découvrir les principes a priori qui fondent l’objectivité de la connaissance. Toute l’originalité de la solution qu’elle propose au problème général de la raison pure : comment les jugements synthétiques a priori de la science sont-ils possibles ? tient en une équation fondamentale : les conditions qui rendent l’expérience possible sont en même temps celles qui rendent possibles les objets de l’expérience. C’est dire que pour fonder la vérité, pour expliquer la possibilité d’une adéquation de la pensée aux choses, il n’est plus nécessaire de postuler leur parenté comme l’avait fait la philosophie ancienne, ni de recourir à Dieu pour préétablir leur harmonie comme le faisait jusqu’alors la philosophie moderne (Descartes, Malebranche, Leibniz). La raison se révélant puissance législatrice, c’est en termes de soumission à une normativité qu’il convient de concevoir la connaissance : soumission de l’apparition des choses aux conditions formelles d’une réceptivité sensible qui les rend possibles au titre de phénomènes ; soumission de ces phénomènes aux règles que l’entendement leur impose. Ces lois n’existant pas plus dans les phénomènes que ces phénomènes n’existent en soi, ils sont tous deux identiquement soumis, comme à un principe suprême à un acte de spontanéité intellectuelle désignée comme aperception pure ou originaire parce qu’elle est cette conscience de soi qui produit la représentation ‘Je pense’, une et identique en toute conscience possible, et qui doit pouvoir accompagner toutes les autres. Une théorie de la sensibilité, ou ‘esthétique transcendantale’, va donc en exposer les formes, l’espace et le temps, qui rendent possible la représentation des choses non comme elles sont en elles-mêmes, mais comme phénomènes. Les choses telles qu’elles sont en soi ne sauraient, comme telles, être pour nous, et si nous devons bien les penser comme fondement des représentations que nous en avons, ce sont uniquement ces dernières que nous pouvons déterminer comme objet de notre connaissance. Ces formes de la sensibilité sont des intuitions pures puisqu’elles sont les conditions a priori de possibilité de nos intuitions empiriques, c’est-à-dire de nos sensations. Il ne faudra donc désormais plus voir dans l’espace et le temps ni des propriétés des choses dont nous n’aurions qu’une perception encore obscure et que la connaissance, conçue comme analyse, parviendrait à élucider, ni des concepts que nous aurions formés par abstraction. C’est la subjectivité et l’idéalité de ces formes de la sensibilité qui en garantit la réalité objective.

Une ‘analytique transcendantale’ décompose alors ce pouvoir de concevoir et de juger qu’est l’entendement, la fonction de la spontanéité intellectuelle étant de procurer identiquement l’unité à l’acte de composer le divers représenté dans l’intuition et à la synthèse des représentations qu’opère le jugement. Cette analytique peut se présenter comme logique de la vérité puisqu’elle expose les conditions a priori qui rendent possible l’objectivité de la connaissance : d’une part, autant de purs concepts, d’objets en général qu’il y a de formes possibles du jugement, ces catégories étant les fonctions qui permettent de penser ce qui est donné dans l’intuition ; d’autre part, des principes qui sont les règles de l’usage objectif de ces catégories, c’est-à-dire les règles de la subsomption des intuitions sous ces concepts. La prétention des catégories à être des concepts a priori et à présenter une validité objective, nécessaire et universelle, autrement dit à être formées de façon originaire par l’entendement, sans recours à l’expérience qu’ils ont précisément pour fonction de rendre possible comme connaissance, exige qu’on les soumette à une déduction, c’est-à-dire qu’on démontre leur droit en expliquant dans quelles conditions ils peuvent se rapporter à des objets. Cette déduction transcendantale ouvre alors la voie à une doctrine du pouvoir de juger exercé par l’entendement, énonçant les règles qu’il est tenu de suivre dans l’usage de ses concepts : pour que nous puissions avoir une expérience, c’est-à-dire une connaissance empirique des objets, il faut d’abord que nos intuitions soient des grandeurs extensives, puisque pour percevoir un objet comme phénomène il faut que nous pensions l’unité de la composition du divers homogène dans le concept d’une grandeur où la représentation des parties rend possible celle du tout, et c’est là un principe d’une grande portée puisqu’il fonde l’application de la mathématique à l’expérience. Il faut également que le réel qui correspond à la sensation dans l’objet ait une grandeur intensive, c’est-à-dire un degré ; il faut en troisième lieu que nous nous représentions une liaison nécessaire entre nos perceptions : permanence de la substance en quantité invariable dans le changement des phénomènes, succession selon la loi de causalité qui régit tous les changements, simultanéité des substances selon la loi d’action réciproque ; il faut enfin que nous représentions les choses comme possibles, réelles ou nécessaires.

Ainsi les principes qui rendent l’expérience possible ne sont autres que les lois universelles de la nature : loin que l’entendement les puise dans la nature, il les lui prescrit et c’est pourquoi on peut les connaître a priori. Le seul usage légitime des principes de l’entendement dans la connaissance est celui qui s’exerce dans les limites d’une expérience possible dont l’entendement anticipe la forme, et, comme ce qui n’est pas phénomène ne peut pas être objet de l’expérience, la connaissance ne saurait transgresser les limites de la sensibilité à l’intérieur desquelles les objets sont donnés. L’entendement ne peut jamais expliquer un conditionné que par des conditions qui sont à leur tour conditionnées ; mais la raison pense l’inconditionné et la synthèse totale des conditions au moyen de concepts qui lui sont propres : les idées, qui posent leurs objets au-delà de l’expérience en de purs êtres de pensée, ou noumènes. Tout comme les catégories étaient les formes logiques du jugement de l’entendement mises en rapport avec l’existence objective, les idées sont les formes logiques du raisonnement de la raison mises en rapport avec l’existence absolue.

C’est seulement au prix de paralogismes, en l’espèce, au prix de syllogismes, qui changent subrepticement le sens du sujet dans les prémisses et se disqualifient ainsi par l’introduction abusive d’un quatrième terme, qu’une psychologie rationnelle s’est flattée de pouvoir connaître l’âme dans sa substantialité, sa simplicité, sa personnalité, et comme seule réalité indubitable. Or en s’engageant dans cette entreprise la raison devient vite la proie d’antinomies ; l’exercice de son pouvoir législateur s’empêche lui-même et elle devient le siège d’un conflit intérieur, puisqu’elle met au service de thèses et d’antithèses des raisonnements dont la forme logique est également irréprochable. La théologie rationnelle ne peut avancer que des preuves non concluantes de l’existence de Dieu : l’argument ontologique, qui se retrouve caché au fond de toutes ces preuves, s’égare en faisant de l’existence un simple prédicat qu’il croit pouvoir tirer du sujet posé par la seule pensée, car ce qui caractérise l’existence c’est précisément qu’elle ne peut être que la position d’une chose hors de la pensée et par conséquent hors de prise de toute démonstration logique.

La preuve étant ainsi faite que tous les raisonnements qui prétendaient nous conduire au-delà du domaine de l’expérience possible sont illusoires et relèvent d’un emploi abusif des concepts de la raison, il reste alors à découvrir la véritable destination et le légitime usage des idées. Leur valeur est régulatrice et heuristique, et l’entendement doit y trouver une incitation à rapporter les connaissances à autant de principes d’unité systématique. Mais c’est une signification beaucoup plus profonde encore que la critique découvre à la méprise que commettait la métaphysique en cherchant à donner satisfaction aux exigences rationnelles par la constitution d’une connaissance théorique de type spéculatif, c’est-à-dire dont les objets ne peuvent être donnés dans aucune expérience et qui ne permet de déduire aucune règle d’action : celle d’un malentendu de la raison sur la véritable destination qui lui est propre. Elle méconnaissait son intérêt le plus élevé, qui n’est pas la connaissance, mais l’action. Son besoin spéculatif la conduisait à en faire d’invérifiables hypothèses ; sa tâche pratique en fera des postulats, c’est-à-dire des hypothèses qui tirent leur valeur de vérité de ce qu’elles ne sont pas seulement permises mais nécessaires, la nécessité de les admettre étant fondée sur l’obligation propre à l’action morale. » (pp 65 à 71)

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Dedans comme Dehors – extraits – Hume contemporain, déjà

Avec Hume, la bascule revient dans le camp adverse, radicalement opposé à Berkeley. En réalité les analyses proposées sont très proches : l’impression y joue un rôle capital et le sujet de la connaissance se situe bien à la confluence de mémoires d’impressions. Mais quand l’Esprit se trouve être le pôle principal de ce procès chez Berkeley, c’est la Nature qui le devient chez Hume, autrement dit une objectivité toujours opposable au sujet qui n’en est que l’enregistrement. Ces perspectives, je le répèterai toujours, sont encore celles d’une philosophie contemporaine hésitant entre transcendantalisme et réalisme ; nous verrons… Le passage par Kant et Husserl imposera un nouvel examen, et comment furent rebattues les cartes, à chaque fois !

« Venons-en donc maintenant à Hume (1711-1776), également contemporain de cette ‘querelle’, et dont les maîtres sont à la fois Locke et Berkeley. Comme Locke, Hume procède par l’analyse psychologique de nos idées, et voit dans l’expérience l’unique source de notre savoir : en ce sens, il est le représentant le plus illustre de l’empirisme philosophique. Comme Newton, il tient la science pour inductive, et borne ses prétentions à la découverte de lois, c’est-à-dire de relations constantes dont nous échappe la raison. Et la méthode de Hume se veut newtonienne : le Traité de la nature humaine – A Treatise of Human Nature, porte comme sous-titre : Essai pour introduire la méthode expérimentale dans les sujets moraux. Cette méthode est pourtant celle même que Berkeley avait appliquée à l’étude critique des idées abstraites et de la matière : Hume se demande essentiellement ce que nous avons dans l’esprit quand nous prononçons les mots d’espace, de relation, de substance, de causalité. À propos de chacune des notions qu’il étudie, il recherche ce qui est vraiment et authentiquement pensé. Et, examinant chaque idée, il veut découvrir l’impression qui est à sa source. Selon lui, en effet, toute idée est représentative d’une impression, qui la précède et qu’elle se borne à reproduire. Il prend les impressions comme des données, et ne cherche pas d’où elles proviennent : elles sont pour lui, si l’on peut dire, l’absolu du problème. En revanche, l’examen porte sur les idées, en particulier sur les idées de relation. Mises à part les relations spatiales et temporelles, dont Hume admet qu’elles sont purement données à l’esprit, les relations lui apparaissent comme n’ayant rien d’objectif, et comme reposant sur les tendances du sujet, tendances se révélant elles-mêmes comme accessibles à l’analyse psychologique. Ainsi, les relations d’identité et de ressemblance s’expliquent par des attitudes mentales, par le fait que notre effort d’adaptation est, quand une perception succède à une autre, plus ou moins réduit. Les objets jugés semblables sont les objets tels que, pour passer de l’un à l’autre, nous avons peu d’effort à faire. La relation apparaît donc comme le fruit d’un mouvement aisé de l’esprit, qui nous conduit sans heurt d’une idée à une autre, mouvement qui, tout comme la sensation, est expérimenté. L’empirisme de Hume repose ainsi non seulement sur l’expérience de nos sensations, mais sur celle de nos tendances. Allant toujours à la découverte des impressions (impressions de sensation et de réflexion), il est recherche de l’immédiat, des données originaires, ce pourquoi Husserl lui-même pourra voir en Hume un précurseur des philosophes pratiquant la méthode phénoménologique. On peut ainsi résumer son effort : dès l’Introduction à son Traité, Hume explique la nécessité de transformer la philosophie en anthropologie par le fait que toutes les sciences dépendent de la nature humaine. Il s’ensuit que la science de l’homme est le seul fondement solide des autres sciences, ce qui implique que l’homme soit objectivé : nous devenons à notre tour ‘objets’ sur lesquels nous raisonnons ! Alors donc comment objectiver l’homme sans pour autant réduire ce qui fait sa spécificité qu’il admet être l’intériorité subjective ? Hume proscrit la notion d’un moi conçu comme réalité substantielle, ne voyant plus en lui qu’un effet purement mécanique des principes de l’esprit, le constituant par là comme possible objet de science, ‘objet’ qu’il évite pourtant de chosifier parce qu’il n’est jamais intégralement déterminé ni même déterminable. La postérité retiendra sa critique de la subjectivité, de la prépondérance d’un moi régent de tout ce que nous appelons ‘nos’ vies…

Notons encore que parmi les études que Hume a laissées sur les diverses relations, la plus célèbre est sa critique de la causalité. L’idée de cause viendrait-elle d’une impression objective ? D’après lui, notre croyance en la causalité ne peut être expliquée qu’à partir de la tendance que nous avons à passer d’un terme à l’autre. Cette tendance elle-même naît en nous de la répétition. L’expérience nous montre la constance de certaines successions, et l’habitude, qui est un principe de la nature humaine, nous détermine à attendre dans l’avenir les mêmes successions que dans le passé. Certes, la répétition des successions ne nous offre rien de nouveau sur le plan objectif, mais la répétition fait naître en l’esprit une habitude, qui engendre à son tour notre attente du second terme lorsque le premier est donné. Il est clair, en ceci, que la causalité trouve son fondement dans le sujet : sans un sujet, et un sujet ayant une nature, la répétition n’engendrerait rien. Cependant Hume croit tellement aux perceptions qu’il ne croit pas au sujet, qui n’est jamais le même car il diffère en fonction même des perceptions qui l’affectent. Pour Hume, le sujet n’est pas l’homme, ce n’est pas un sujet a priori (le sujet transcendantal, comme chez Kant). Le sujet de Hume, c’est la nature. C’est la nature telle qu’elle se donne à percevoir. La nature humaine devient ainsi le principe d’explication dernière des relations qui semblaient d’abord objectives, extérieures à nous-mêmes. Notons que, par cette théorie, la philosophie abandonne la voie de la métaphysique, qui cherchait dans l’être la source de la causalité, et s’engage dans celle qui conduira au criticisme kantien. Mais plus tard, chez Kant, le sujet qui fondera la causalité sera le sujet transcendantal quand, chez Hume, c’est un sujet-nature. C’est une différence qui exercera une influence décisive dans l’évolution de la philosophie à venir. » (pp 59/62)

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DD – extraits – les ‘classiques’ dans la querelle des idées : George Berkeley

La plus forte antithèse opposable à Locke : l’immatérialisme de Berkeley, ici avec quelques précisions qui éclairent cette notion si controversée. Un jalon important dans l’enquête. Mais nous sommes au coeur d’un problème philosophie bien difficile à trancher , sans doute la raison pour laquelle nos contemporains ont choisi d’y revenir à nouveaux frais ! Car la question reste sans fin, ou sans réponse : quelle crédit de réalité accordée à une existence qui demeurerait sans témoin pour déclarer son ‘il y a ‘ – maintenant, ou dans le passé, ou dans une imagination ?

« J’accorderai mon attention maintenant à la philosophie de Berkeley (1685-1753) qui se trouve à l’opposé des affirmations exprimées plus haut. En me demandant toutefois si elle se résume à la définition restée célèbre de son ‘immatérialisme’ : exister, c’est être perçu, principe à partir duquel ses lecteurs ont conclu à un idéalisme solipsiste radical. L’être de la chose, son esse, consiste dans son percipi, le fait qu’il est perçu – et donc que nul objet n’existe de lui-même, séparément ! Il faut ici insister sur ce propos qui est le noyau dur de tout l’édifice idéaliste : les diverses sensations ou idées imprimées sur les sens… ne peuvent pas exister autrement qu’en un esprit qui les perçoit… Car pour ce qu’on dit de l’existence absolue des choses, existence qui serait sans relation avec ce fait qu’elles sont perçues, c’est ce qui m’est parfaitement inintelligible… Leur esse consiste dans le percipi, et il n’est pas possible qu’elles aient une existence quelconque, hors des esprits ou choses pensantes qui les perçoivent… Tous ces corps qui composent l’ordre puissant du monde ne subsistent point hors d’un esprit ; que leur être est d’être perçus ou connus ; que, par conséquent, du moment qu’ils ne sont pas effectivement perçus par moi, ou qu’ils n’existent pas dans mon esprit (in my mind), ou dans celui de quelque autre esprit créé (created spirit), il faut qu’ils n’aient aucune sorte d’existence, ou bien qu’ils existent dans l’esprit (mind) de quelque Esprit (Spirit) éternel. Je crois que cette dernière phrase, qui n’est pas retenue par les exégètes, mériterait d’être soulignée : cela consisterait à avouer que si une existence se maintient en dehors de ma perception et de sa définition par les outils de mon entendement et des jugements conséquents, cette existence est inconcevable, radicalement et à jamais hors de ma portée puisque sans corrélation possible. Kant approuvera, nous verrons… La matière n’est pas ce que nous croyons en pensant qu’elle existe en dehors de notre esprit. Nous pensons que les choses existent parce que nous les voyons, parce que nous les touchons ; c’est parce qu’elles nous donnent ces sensations que nous croyons à leur existence. Mais nos sensations ne sont que des idées que nous avons dans notre esprit. Donc les objets que nous percevons par nos sens ne sont pas autre chose que des idées, et les idées ne peuvent exister en dehors de notre esprit… (Principles of human knowledge ; Principes de la connaissance humaine, 1710, Traduction et Edition Renouvier) Tout le réel est dans la perception elle-même. Tout est dans le phénomène de la perception. Pour Berkeley, la chose perçue n’est pas dissociable de la perception. Hors la perception, la chose perçue n’est rien. Les choses perçues, qu’il s’agisse de sensations, de sentiments, de représentations issues de la mémoire, ou d’anticipations issues de l’imagination, ne peuvent pas exister hors de l’esprit, autrement que dans un esprit qui les conçoit… (Principes de la connaissance humaine) La substance des choses réside dans le percevant. Et celui-ci, c’est l’esprit de l’homme, c’est l’intelligence de l’homme. L’intelligence qui perçoit est active, et par l’entendement, elle perçoit des idées des choses. Les idées ne sont que les images des choses, tandis que l’intelligence crée les choses parce qu’elle-même est issue de l’auteur de la nature, c’est-à-dire de Dieu. Le réel vient de notre esprit, de notre âme, de notre conscience, de nos perceptions. Les choses que nous percevons sont bien des choses réelles puisqu’elles sont perçues, et des choses matérielles, mais non des substances matérielles. Et nous en arrivons là à l’autre versant de la pensée de Berkeley, là où cet homme de religion voulait en venir. Premièrement : la cause directe, immédiate et constante de l’existence des choses est le percevoir. Deuxièmement : c’est bien Dieu lui-même qui crée et soutient tout le réel puisqu’il est à l’origine du percevoir.

Une meilleure connaissance de la vie de Berkeley (notamment ses voyages !) et de ses œuvres permet de mieux cerner le contenu exact de sa philosophie et de ses intentions à visée principalement apologétique, c’est-à-dire au service d’une unique vérité – en Dieu nous vivons, nous nous mouvons et avons notre être. Nous rejoignons purement et simplement les thèses du dernier platonisme ! C’est ainsi que l’immatérialisme y paraît plutôt un ‘détour’ (ambages, écrit-il) dans la théorie, le langage et la libre pensée, de la part d’un prélat pour lequel le primat de la pratique, du silence et de l’humble soumission ne fait aucun doute. Il faut conclure, concernant l’œuvre multiple de Berkeley, que l’immatérialisme reste pourtant son noyau vivant qui nous intéresse toujours, bien au-delà des intentions véritables de son auteur. Faut-il donc repasser par une critique du langage – on ne cesse de la faire depuis, tradition anglo-saxonne oblige ! – ou faut-il recourir à l’arbitrage d’une psychologie génétique à laquelle la philosophie ‘continentale’ s’est beaucoup attachée ces dernières années ? Faut-il encore parler de ‘tempéraments philosophiques’ qui orientent nos choix ? » (pp 59 à 63)

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