Yves Bonnefoy : L’heure présente

C’est le titre d’un recueil de poèmes d’Yves Bonnefoy, publié en septembre de cette année par le Mercure de France. Après Les planches courbes, publiées en 2001 par le même éditeur, c’est une nouvelle fois à un voyage de mémoire que nous convie le poète parvenu à la fin de sa vie, et, discrètement, à l’évocation de sa probable prochaine disparition. Je le dis peut-être crûment, mais c’est qu’il est impossible de ne pas faire cette lecture, dès les premières lignes, et j’ajoute : pourquoi pas ? « Je crois le voir descendre dans la barque. Avec déjà l’obole dans sa main, comme quand on meurt. » (page 9) Ne sommes-nous pas venus pour espérer, aimer, lutter, peiner, voire désespérer ; et finalement reconnaître que toute histoire singulière, vouée d’une part, sans doute irrévocablement promise à dispariton, est toujours, d’autre part, éclairée du même amour, le nôtre, bien vivant, visée amoureuse du monde et de nos semblables qui nous guide et nous oriente, et la puissance créatrice de l’être qui nous anime et commande nos destinées, bonheurs et épreuves cumulés ? Chez Bonnefoy, il y a aussi, toujours présente, et jusqu’à l’heure dernière, cette question de la parole, son pouvoir de révéler, d’amplifier, d’augmenter et de délivrer en toute lumière de connaissance, à moins qu’il ne s’agisse d’une illusion trompeuse, une perversion peut-être, un charme qui nous séduit et qui nous emporte, nous éloigne de toutes réalités auxquelles il eût été préférable de nous soumettre. Pensées qui gonflent dans ce flot de poésie, qui en font une parole essentielle, une invite nouvelle à la méditation, et un nouvel embrassement de beauté offerte, celle-ci comme notre seule consolation, peut-être, un éphémère vêtement royal précédant un règne de cendres.

Une seule prairie jusqu’à l’horizon, / Une seule pensée, / Ici nomme l’ailleurs par le vol des grues, / je n’ai souci que de me souvenir

De l’à présent qui monte, c’est une vague, / De l’immense dehors réconcilié / Avec ce qui se fait et se défait / Ou se veut et déveut, dans la parole.

Vienne, petite fille en robe à carreaux, / La fin de tout, ce ne sera, riante, / Que le repli des mots sur la couleur.

De quoi s’envelopper dans la lumière / D’un jour d’été en pays étranger, / Serrant sur soi le vocable et son ombre.   (page 32)

LA BEAUTE

Suis-je belle, ô mortels, / Comme un rêve de pierre ? Non, ce n’est pas / Ce triste assentiment que j’attends de vous. / L’enfant pleure sur le chemin et je l’oublie.

Ne suis-je la beauté / Que parce que je flatte votre rêve ? / Non, j’ai au fond de moi les yeux grand ouverts, / Je suis tapie, effrayée, je suis prête

A me jeter en avant, à griffer, / Ou à faire la morte si je sens / Que ma cause est perdue dans vos regards.

Demandez-moi d’être plus que le monde. / Souffrez que je ne sois que ce corps inerte, / Pansez-moi de vos voeux, de vos souvenirs.   (page 58)

NOS MAINS DANS L’EAU

Nous remuons cette eau. Nos mains s’y cherchent, / S’y effleurent parfois, formes brisées. / Plus bas, c’est un courant, c’est de l’invisible, / D’autres arbres, d’autres lumières, d’autres rêves.

Et vois, même ce sont d’autres couleurs. / La réfraction transfigure le rouge. / Etait-ce un jour d’été, non, c’est l’orage / Qui va « changer le ciel », et jusqu’au soir.

Nous plongions nos mains dans le langage, / Elles y prirent des mots dont nous ne sûmes / Que faire, n’étant rien que nos désirs.

Nous vieillîmes. Cette eau, notre espérance / D’autres sauront chercher à plus profond / Un nouveau ciel, une nouvelle terre.      (page 59)

Regarde ! / Un éclair envahit le ciel, ce soir encore, / Il prend la terre dans ses mains, mais il hésite, / Presque il s’immobilise. S’est-il cru

Une phrase, une signature, non, il chancelle, / Nous le voyons qui tombe, illuminant, / Dans les bras l’un de l’autre, / Sommeil et mort.

L’éclair, une illusion, / Même l’éclair,

Une illusion, la forme / Qui se déploie, un rêve / Qui enlace la forme, et va tomber / Avec elle, brisée, / Dépossédée de soi, à ces confins, / Là-bas, de notre nuit d’ici, / L’heure présente.

Regarde, vois.                         (page 81)

Et la mort, comme d’habitude ? Et n’avoir été / Qu’une image chacun l’un pour l’autre, tisonnant / Un âtre, dans rien que nos mémoires, oui, je veux bien, / Mais souviens-toi / Des prairies de l’enfance : de tes pas / Pour t’allonger à regarder le ciel / Si lourd, de tant de signes mais se faisant / Immensément en toi cette bienveillance, / Les éclairs de chaleur des nuits d’été. / Heure présente, ne renonce pas / Reprends tes mots des mains errantes de la foudre, / Ecoute-les faire du rien parole, / Risque-toi / Dans même la confiance que rien ne prouve,

Lègue-nous de ne pas mourir désespérés.     (page 97)

Le dialogue ininterrompu avec l’aimé(e), amoureuse, élue, ou genre humain interpelé ; la parole, la couleur, l’image, le temps, le présent surtout ; autant de thèmes sans cesse répétés, interrogés. Pour Bonnefoy, il apparaît que l’invention de l’art, dès l’aube de ces années comptées sur nos calendriers, est une promesse qui sauve, à la fois intemporelle et capable d’ouvrir une histoire personnelle que la mort ne peut tout à fait asservir à ses lois. Un art qui ne s’efface pas parce qu’il dessine, involontairement d’abord, l’image salvatrice d’un modèle qui ne vient jamais à l’existence. J’ai acheté ce livre avec celui de Jean Clottes (1) qui évoque, lui, la naissance d’un art préhistorique, contemporaine de l’avènement de cette humanité qui s’est redressée ( homo erectus !) bien au-dessus de sa condition animale, dans un projet que la nature n’aurait sans doute pas imaginé. C’est même un sentiment religieux, un chamanisme d’après Clottes, qui délivre l’homme du brutal assujettissement à l’impérieuse nécessité naturelle ;  invention même de la liberté, bientôt floraison d’un pouvoir de créer, inexplicablement surgi de rien. Un don. Bonnefoy évoque précisément une invention de la peinture, par la vision de ce qui ne se donne pas uniquement aux sens, mais surgit dans l’imagination, une autre conception ; et l’entrée en histoire, non plus celle d’une société de survie, mais d’une société qui s’engage à l’invention d’une culture de l’esprit. Clottes, ce qui m’intéresse, et m’autorise à associer des citations de ces deux livres,  conçoit même une naissance presque simultanée de l’art et de la religion, deux événements éminemment culturels, liés à la peur de la mort et de la disparition sans doute, à l’expérience de la précarité cruelle de la vie, mais par quel inimaginable dépassement : « La spiritualité peut être considérée comme un EVEIL, celui d’une pensée qui dépasse les contingences de la vie au jour le jour, de la simple adaptation aux nécessités matérielles exigées par la quête de la nourriture, la reproduction et la survie. L’homme commence à s’interroger sur le monde qui l’entoure et c’est cela l’essentiel. Il y recherchera souvent une réalité autre que celle que ses sens lui font percevoir et à laquelle il a toujours, comme les animaux dont il procède, réagi instinctivement. On n’est pas loin de l’art. » (page 55) Clottes mentionne deux phénomènes qui ont influencé cette prise de conscience : la mort, la confrontation avec la mort ; et le rêve, cette imagination d’un monde différent qui pourrait bien communiquer avec le nôtre et l’influencer par quelque transfert de pouvoir. « Quant à l’art sa définition est tout aussi ardue. Elle peut se fonder, elle aussi, sur une distanciation par rapport au monde réel. Les formes et les modes d’application seront sans doute multiples, mais le fondement restera le même, à savoir la projection sur le monde qui entoure l’Homme d’une image mentale forte qui colore la réalité avant de prendre forme et de la transfigurer ou de la recréer. En ce sens, l’art est incontestablement l’indice d’une spiritualité. » (page 56) Chez mes deux auteurs, je trouve cette mention d’une ‘coloration’, l’indice certain que c’est par une modification et une accentuation du pouvoir de la conscience que s’instaure un règne possible, quoiqu’imprévisible, de l’esprit.

Mais le poète sait peut-être mieux dire, évoquer. C’est un soir, des hommes sont assis à la lumière diffuse d’un foyer qui s’éteint : « Que se demandent-ils ? Si, parmi leurs ombres là-bas, une ombre de plus ne s’était pas glissée, ce jour-là, mais hier aussi, et peut-être encore d’autres fois ? Une ombre qui leur ressemblait, les mêmes mains dilatées au bout d’un même corps distendu, mais non, ce n’était ni toi, ni moi, ni lui, ni elle, et d’ailleurs il n’avait paru qu’un instant, cet en plus, peut-être homme, peut-être femme, peut-être, qui sait, bête mystérieuse, cervidé. Un instant, seulement un instant ? Mais le temps, ce soleil qui baissait, n’avait-il pas hésité alors, ne croyez-vous pas, ne crois-tu pas, comme s’il s’était mis à réfléchir, pataugeant dans ces flaques d’ombres et de lumières, imaginant – quels nouveaux ciels, quel nouveaux horizons ! – de s’arrêter dans sa course . Illusions, certes, mirages de la distance, ces impressions fugitives. Mais si, demain, cet instant revenait et, cette fois… ? On discute de cela, les heures de la nuit se précipitent dans l’estuaire de l’aube, le soleil va se lever, la journée reprendre. L’art – de vastes tableaux d’apparence toute sereine – naît dans une de ces maisons, celle dont l’âtre n’en finit pas, pour quelque raison, de jeter des ombres de bêtes et d’enfants sur les dalles claires. » (page 110) Le poète et le savant se rejoignent pour reconnaître cet « en plus » qui va orienter la destinée humaine dans un avenir spécifiquement humain parce que imprégné de culture, une évolution qui ne soit plus uniquement déterminée de nature animale. L’art préhistorique signe la naissance d’une humanité historique en fait, la naissance très ancienne et mystérieuse d’une culture qui distingue le phénomène humain.

Mais la pensée de Bonnefoy s’attache aussi à explorer cette culture contemporaine riche de tant de menaces. Son histoire dans le siècle cruel qui s’est achevé. Une question cruciale revient. Fallait-il allier l’espérance aux mots, et faut-il toujours s’attacher à ce dessein et le poursuivre, comme si les mots n’étaient autres que les symboles d’un irréel pur qui nous anime et nous fait être, et qui est valeur ? Même, cette spiritualité née de nos rêves les plus nobles pourrait-elle nous détruire ? La déception des mots, par les mots, sans nommer l’idéologie, fléau du siècle passé, est proclamée par Bonnefoy qui appelle un jour nouveau, une lumière d’abord physique, à se lever sur nous, et la poursuite du temps, indéfiniment riche de possibles. Quelle leçon garder de ces penseurs de l’âge exangue, maintenant ? Qu’on se souvienne, qu’on n’oublie pas : dès la fin de la guerre, à la suite des victoires communistes contre le fascisme, puis contre l’impérialisme colonialiste (ce qui va jusqu’aux années soixante-dix), la suprématie intellectuelle de l’athéisme (et en sous-main d’un nihilisme déclaré) nous a peu à peu condamnés à ignorer les élans de la conception et du projet personnels, je précise, axiologique, celui d‘une conquête de valeur. C’est un concept politique déterminé, renforcé d’une terreur, qui nous a progressivement désespérés, privés de sens critique, rendus passifs, soumis, dociles même à l’opinion que tout serait pour le mieux dans cet espèce d’endormissement matérialiste de satisfaction hédonique et de jouissance moutonnière. Un complot multiple, des nostalgiques de la contre-révolution, objectivement alliés aux utopistes du ‘grand soir’, alliés à la destruction de l’humanisme ! Et nous passifs ou cyniques, finalement ‘désengagés’ ! On nous apprenait à l’école le désenchantement avant d’avoir vécu, et la recherche des vaines compensations, paresses autorisées et plaisirs faciles, comme quand on est rassasié et même encore écoeuré par la vie.

« Et des mots, tout cela, des mots car, en vérité, mes proches, qu’avons-nous d’autre ? Des mots qui se recourbent sous notre plume, comme des insectes qu’on tue en masse, des mots avec de grandes échardes, qui nous écorchent, des mots qui prennent feu, brusquement, et il faut écraser ce feu avec nos mains nues, ce n’est pas facile.

Des mots dont les enchevêtrements dissimulent des trous, où nous perdons pied, et glissons, poussant des cris, mais peu importe, notre vie, c’est si peu de la pensée, ne croyez-vous pas ! Vite, nous nous ressaisissons, nous nous remettons à parler.

Et je vous disais bien, mes quelques compagnons, je vous disais bien, n’est-ce pas, que le jour se lève ? (…) Il est évident que le jour se lève, mes amis, évident qu’il déferle sur nous, recolore tout, emporte et disperse tout. » (page 115)

Il faudrait bien pourtant d’autres mots pour combattre les mots du mensonge et de la subversion. Tâche ardue, indéfiniment à recommencer. Mais je veux croire aussi, moi, qu’il y a cette couleur qui réapparaît avec le jour, qui réanime, qui insuffle le désir d’art, intemporel, destinal, ordonnant même la reproduction des éléments de la vie continuellement réapparaissante, cette couleur si manifestement signe de vie et d’espoir. Bonnefoy a chanté au long de sa vie les pouvoirs de la couleur, et ne serait-elle pas vraiment la trace visible et indéniable d’une invisible lumière qui est sens, génératrice de conscience, pourvoyeuse de destinée, l’épreuve d’une spiritualité surgie à l’heure lointaine d’une aube oubliée et dont la promesse se maintient en dépit des vicissitudes de l’histoire ? On l’appellera religion ou philosophie ; c’est la certitude des commencements, et le maintien des promesses, la consolation de celui qui part aujourd’hui, qui réunit ces dernières forces pour un chant d’espoir à partager, et peut-être au fond, la seule proclamation d’une certitude unique.

(1) Jean Clottes : Pourquoi l’art préhistorique ? folio essais inédit – 2011 

3 commentaires sur “Yves Bonnefoy : L’heure présente

  1. L’art, « image salvatrice d’un modèle qui ne vient jamais à l’existence » n’est pas du genre ‘tour de passe-passe’ de la nature pour faire croire aux espèces vivantes que le printemps est éternel, promesse qu’elle ne tient pas, juste une ruse, le temps d’assurer la survie.
    Bizarrement, ce qui est promis, c’est la venue paradoxale de la promesse, sous la forme du jour qui nous revient fidèlement après la nuit. Ou bien l’instant de lucidité qui « recolore » le monde et qui se montre en un éclair d’éternité, de la même manière que chaque seconde disparaît dans l’éternité, là où semblent s’évanouir les choses. De cette promesse vient sans doute le courage de croire que la vie nous animera encore l’instant d’après, qu’il est possible d’envisager une vérité totale, de créer autre chose qui ne vieillira pas. Promesse qui porte en elle-même son propre accomplissement.

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  2. Bel article !

    « Le son est une matière, comme toutes les matières il a ses sculpteurs » dit Yves Jaigu.

    Et le texte écrit ? même chose je crois.

    Belle citation d’Yves Bonnefoy : « La poésie ne peut plus se permettre d’être naïve, il faut qu’elle se protège de l’envahissement du conceptuel par une conscience de soi on ne peut plus avertie, et pour ce faire il lui faut revisiter et analyser sa propre histoire, il lui faut donc du savoir, de la philologie, seuls moyens de ne pas se retrouver à glisser à la surface des œuvres qui nous importent. »

    Oui difficile pour la poésie d’être à l’abri de ce glissement, difficile d’avoir cette conscience de soi on ne peut plus avertie :

    Citation de Louis Latourre : « Qui forment le poème, – ce sont bien moins les mots, qu’une mise en harmonie (dissonances incluses) des signes qui les portent ; qu’une mise en résonance des sons qui les composent. Qu’une redistribution (on espère inspirée), de graphèmes et de phonèmes choisis pour leurs aspérités, leurs appuis ou leurs points d’ancrage possibles. Par quoi le corps-à-corps littéraire et physique concrètement se vive ; et crée le relief – dynamique, rythmique, visuel et sonore – de tout le texte écrit.

    ‘Le corps lieu et salut du discours’ (Yves Bonnefoy).

    S’échappant de la feuille, sortant de l’écran plat, ce matériau graphique, cette matière pré-verbale consciemment exploitée, d’un discours puisé aux sources de son image et de son bruit, peuvent donner à quelque poésie de nouvelles façons et de nouvelles raisons d’être (celles d’être, notamment, autrement proférée).

    Concentration ouverte… Effort de résistance à l’attraction verbale, à ses automatismes, forgé aux profondeurs cachées de tout langage… « Contraction excentrique » – telle des muscles profonds qui bien que peu visibles, compensent constamment l’attraction terrestre et assurent la prestance, la stature déliée, mobile, et le bel extérieur. Par rééquilibrage intello-sensoriel, une poésie s’empêche de tomber dans les mots.

    Voilà remises en cause les normes lexicales, les routines syntaxiques… Et secoués les rites inconscients du discours intérieur constamment proféré et subi.

    Ce cri, ces contorsions de l’être ébloui d’être…

    Ce couloir vers le jour – dont certains choisissent de tailler la forme et la matière, – ne leur en voulons pas, ne leur disputons pas le corps de l’entreprise. Il se peut qu’ils en fassent une chambre d’écho, un lieu de résonance ou dissonance heureuse… Le bénéfice du doute serait… poésie. »

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