Une collection d’art ‘lobi’ à Nancy

Je viens d’ajouter une onzième statuette ‘lobi’ à ma collection ; encore une fois, suivant ma passion qui renaît à chaque visite chez mon antiquaire de Bruxelles, et à la contemplation de cet art exceptionnel, art de la représentation (c’est l’orignine portugaise du mot ‘fétiche’) ; esthétique imprégnée de pensée magique, contenu global d’un concept religieux qui ne distingue pas immanence et transcendance – cette présence tutélaire des morts, ancêtres ou génies qui veillent sur nous. La statuaire lobi appartient à cet art religieux si particulier : elle en est même un exemple des plus frappants. Si bien qu’une fois même la statuette extraite de son contexte propre, éloignée de l’autel d’où elle devait veiller à la préservation de ses vénérateurs, elle conserve encore, à la fois, et indissociablement mêlés, un aspect d’humanité élémentaire, d’une rare simplicité, et tout le mystère de l’objet capable de désigner l’inconnu, l’invisible, l’indicible aussi. Voici ce qu’on peut lire sous la plume d’Ibrahim Baba KAKE qui est cité dans une des adresses que je rappelle plus bas :
 
« En fait, on commence à peine à percer le secret de l’art Lobi. Et d’aucuns n’hésitent pas à situer les Lobi au plus haut de la statuaire africaine, à reconnaître en eux l’équivalent des sculpteurs romans, les créateurs singuliers d’oeuvres qui vont droit à l’essentiel et ne libèrent un rythme, une force qu’avec la certitute de frapper au point d’impact le plus sûr. Avec les Lobi, il semble qu’on remonte aux sources de la sculpture nègre, celle qui dédaigne les effets ou l’anecdote. S’il fallait définir l’art africain, un mot d’abord devrait le résumer : la dignité. Jamais on n’observe ici une forme, un geste ou une expression qu’on puisse qualifier de vulgaire, d’outré, ni même qui soit dominé par l’expression du seul sentiment. Cette dignité, cette réserve dense et puissante, les Lobi les portent au maximum de tension et de concentration à travers les sculptures d’ancêtres. Farouchement repliés sur eux mêmes, « vivant presque toujours à une distance de flèche » de tout voisin, les Lobi sont réputés pour n’avoir jamais été soumis. Cette insoumission a trouvé ses lois plastiques. Observons une statue lobi, de préférence une tête sculptée: volume, taille, incision et crâne nu souligné d’une arête large, c’est l’Egypte qui semble se réincarner… »
 
J’ajouterai ces autres précisions concernant les sculptures elles-mêmes : « Les statuettes lobi sont généralement en bois. La station debout est prépondérante avec une disproportion de la tête de 1/5ème par rapport à l’ensemble du corps. Elles sont majoritairement frontales, hiératiques et rigides. On y décèle une volonté de stylisation et un géométrisme visible. Ces œuvres traduisent une expression symbolique de la réalité.
 
 1 – Les yeux sont matérialisés par une simple incision, un disque, un rectangle ou un bouton ovoïde. Ils sont sans regard, traduisant en cela l’aversion des Lobi pour la curiosité, considérée comme une marque d’impudeur.
 
2 – La bouche est marquée par deux disques ou deux rectangles en relief. Elle rappelle la déformation provoquée chez les femmes par le port du double labret. Le nez est court, droit, pointu ou triangulaire. Les oreilles, toujours stylisées, sont formées d’un arc de cercle ou d’un disque en relief.
 
3 – La coiffure : les statuettes féminines ont le crâne lisse et nu ou une coiffure en « casque ». Chez les Lobi, on rase toujours le tour de la tête des femmes pour former ainsi une calotte. Sur les statuettes hermaphrodites à double tête, la femme porte toujours une coiffure tressée ou un casque de bois taillé pour la différencier de l’homme.
 
 4 – Les bras et les mains sont généralement collés au corps. Ils peuvent être très courts, stylisés, sans coude ou longs et filiformes. Les mains ont la forme de trapèze aplatis. Les jambes sont légèrement fléchies, les pieds reposent sur un socle. Le bas de la statue est en général négligé. Si le geste est globalement expressif, le mouvement du corps traduit des intentions dont la signification échappe au profane. Chez les Lobi, les techniques du corps sont codées et seuls les initiés sont instruits du sens de telle attitude, de tel geste ou de la fonction de telle œuvre. La richesse de la statuaire lobi se caractérise par l’extrême variété des attitudes. Aucune scène de la vie quotidienne n’a échappé au regard des sculpteurs. »

Je souhaiterais que chacun puisse se reporter à un article de François Warin, publié dans une brochure qui a été diffusée à l’occasion d’une exposition tout à fait remarquable de cette statuaire lobi, au Centre Culturel du Château du Grand Jardin de Joinville (52) – de septembre à décembre 2007 – Il y fait un point très complet de la question et je crois en avoir parlé dans mon précédent blog « Connaissance du matin » : notamment référence à cette réflexion d’André Malraux qui voulait croire que la complète manifestation, en termes cette fois d’une religion universelle, et universellement ressentie, s’accomplissait beaucoup mieux depuis que ces ‘oeuvres d’art’, du moins devenues telles, s’exposaient dans les Musées. Mais qu’est-ce que l’art, son inspiration véritable et sa mission ? J’en ai déjà beaucoup dit à ce sujet, et depuis plus de quatre ans ! Mais je veux bien rappeler deux expériences particulières que j’ai faites, deux témoignages qui sont bien entendu les miens et qui reflètent mes engagements philosophiques. Deux exemples qui pourront paraître disparates mais qui ne le sont pas du tout dans ce contexte. A Moulins (Allier) on peut voir dans une salle à l’écart un triptyque attribué à Jean Hey (le Maître de Moulins ?), qui est une oeuvre de piété pure et toujours conservée, révérée comme telle, et constater que sa puissance de révélation ‘poétique’ (comme j’entends ce mot) se révèle avec plus de force, comme telle, que sa préservation comme ‘objet du culte’, liée à un culte toujours actif et des croyances, on le sait bien maintenant, auxquelles plus personne n’est attaché. On peut toujours y aller et vérifier : c’est en France ! Et autre expérience, la présentation, dans une exposition muséale cette fois, d’une surprenante (pour nous) représentation du Bouddha Kwanon, japonais, Bouddha féminin dont on a dit à l’époque quelle était toujours ‘active’, des prêtres venant matin et soir lui ouvrir et lui fermer les yeux, et qui était en pleine majesté de présentation, complètement efficace, « ici et maintenant » au Palais de Chaillot à Paris ! Mais c’est là mon sentiment, je l’avoue bien.

J’en reviens aux Lobi : on pourra donc prendre des informations complètes aux deux adresses suivantes : http://www.statuaire.gov.bf et sur cet autre site officiel : http://www.lobi.gov.bf . On pourra aussi consulter l’Encyclopédia Universalis, pour tous ceux qui vivent avec… Puisque j’évoque une authentique magie ‘active’, et ‘blanche’, je tiens à ajouter, je répèterai qu’il faut ‘voir’ sans esprit partisan, sans aucune censure de notre intellect moderne momifié dans ses catégories. Ce sera un plaisir des yeux, au moins celui de la surprise, et de l’âme, j’ose le dire, un tressaillement intime qui se produit chaque fois que vous vous tournez respectueusement vers une image de l’autre monde, image dont les traits sont empruntés à ce monde : ce qui s’appelle bien une icône.

PS : J’ai laissé sur mon étagère une photo du ‘grand ancêtre’ visible à Tervuren (Belgique) qui est ma référence absolue dans ce domaine.   

 

PS du 12 août 2011 : Je me permets d’ajouter les lignes suivantes, une correspondance échangée avec un de mes lecteurs qui m’a accordé la confiance de m’adresser ces quelques remarques critiques, que j’estime tout à fait fondées, mais auxquelles j’ai cru devoir répondre en rappelant mes orientations esthétiques et mes choix philosophiques.

 » La lecture de votre dernière note de « jeudemeure » a provoqué en moi un sentiment de gène ; j’ai hésité à vous en parler mais puisque vous m’avez déjà encouragé à ne pas reculer devant la critique, je me confie. Ce trouble qui m’émeut et que je ne parviens pas à résoudre touche au sens moral qui semble remettre en cause la notion d’esthétique que vous défendez.

Je m’explique (tout en n’excluant pas l’hypothèse d’une influence proche, contribuant à mon désarroi): L’un de mes amis, le cinéaste-journaliste Philippe Baqué, m’avait offert et dédicacé son livre « Un nouvel or noir en Afrique » paru en 1999 chez un petit éditeur (Paris-Méditerranée). Cet ouvrage dénonce précisément le marché des objets d’arts africains qui, selon l’auteur, reproduit les inégalités dominantes de la planète : les richesses du Sud inexorablement drainées vers le Nord. Mon ami s’insurge: « Que reste-t-il dès lors à la culture, à la connaissance et au respect de l’autre ? Suffit-il de concevoir un Musée des arts et des civilisations pour en finir avec le néo-colonialisme et mettre fin au pillage généralisé ? Il est temps d’ôter le masque dont se pare le marché des objets d’arts africains ».

 
Voyageur, étant allé sur place, dans plusieurs pays d’Afrique et notamment au Burkina Faso où il a découvert l’exploitation des femmes en rapport avec le marché cosmétique du beurre de karité, il nous racontait aussi, pour l’avoir observé de près, de quelle manière ces objets d’art sont « négociés », entraînant chez les autochtones la constitution de réseaux de trafics intermédiaires avilissants. Son livre retrace l’histoire de l’intérêt pour les objets « exotiques », à travers les conquêtes coloniales du XIXème siècle. On y trouve les noms de Leo Frobenius, Marcel Griaule, Michel Leiris, le « mélanomanie » d’Apollinaire dont les préoccupations, affirme l’auteur, « rejoignaient celles des marchands ». En 1917, ce-dernier publia un ouvrage sur « l’art nègre ». André Breton est montré comme cautionnant, « avec la vertu de l’innocence », le pillage des objets d’arts « primitifs » sur l’ensemble de la planète. Un chapitre est consacré aux Lobi, qui mentionne le témoignage de François Warin (dont vous citez le nom aussi), professeur de philosophie à l’université de Marseille qui a vécu sur place : sinistre travail de sape accompli par les « maniaques et les trafiquants » dans cette région : « Quand dans les années 60-70 la première vague de statuettes lobi est arrivée à Abidjan, ceux qui connaissent et qui aiment le pays Lobi ont pris conscience que cette fois, les Lobi, eux aussi, étaient « touchés à mort ». » (F.Warin, « la statuaire lobi : question de style », Arts d’Afrique noire; printemps 1994).

Pour continuer à vous résumer cet ouvrage, il y est question aussi du « bien peu scrupuleux »Arman qui « rejoint la chorale des marchands-experts », et Philippe se demande: « pourquoi l’amateur désirant jouir d’objets d’arts africains devrait-il les posséder à tout prix, les enfermer dans sa propriété privée en les soustrayant au patrimoine? La noblesse de l’amateur réside-t’elle dans la taille de ses coffre-forts ? » (…) « Les parole d’Arman, de Baselitz ou d’autres artistes, diffusées par les musées, les revues, les journaux, les ouvrages spécialisés et les télévisions sont un grand facteur d’encouragement pour la vaste entreprise de pillage des cultures du monde qu’est le marché des arts « primitifs ». Les dernières pages font état du concept d' »ethno-esthétisme » qui accompagna le projet du « Musée des arts premiers » de Jacques Chirac, qui lui fut soufflé par son ami Jacques Kerchache, et du conflit entre « ethnographes » et « esthètes », pour se terminer sur un panégyrique du « terrassement du monde » occasionné par la logique capitaliste.

Je vous cite les dernières lignes: « Ils laissent derrière eux leur culture et dans cette nouvelle vie, les masques et les statuettes, intermédiaires avec l’invisible et l’absolu, n’ont évidemment plus aucune place. Leurs exploiteurs, serviteurs zélés ou passifs du marché, ont droit, pour se ressourcer, à une planète transformée en parc d’attraction pour touristes, avec des autochtones courtois et des ruines aseptisées. Les statuettes et les masques peuvent encore les faire rêver, quand ils ne constituent pas un placement.

Le marché des objets d’arts africains est révélateur des contradictions d’un modèle de société hégémonique, modelant la planète à l’image de Janus. Sourire pour les riches, grimace pour les pauvres. Art pour les uns, pacotilles pour les autres. » Voilà pourquoi j’ai du mal à accepter votre article, ce qui me chagrine beaucoup. En 68, je me souviens avoir traité Malraux de « fossoyeur de la Culture », sur une affiche de mon cru. Je ne peux m’empêcher de penser que l’extorsion d’objets sacrés de leur contexte puisse autoriser un plaisir esthétique innocent. A cette époque, notre ministre de la culture passait pour un pilleur de la statuaire indienne. J’ai toujours eu le sentiment qu’il y a une éthique fondamentale à respecter qui précède toute prétention esthétique, qui fait partie intégrante de l’éducation, de l’approche de l’art. »

Et ma réponse donc…

« Je vous entends bien, et je vous comprends, ô combien ! Mais mon propos, si vous me lisez bien n’est pas celui d’un amateur d’art comme on le voit habituellement, encore moins d’un spéculateur vous pensez bien… J’ai voulu dire, et je l’écris dans cet article, qu’un objet de culte qui a perdu toute signification, qui est mort, revit sous le regard du poète capable d’y déchiffrer la leçon des archétypes. Vue par le poète – comme j’entends la poésie – la Vierge de Moulins est plus vivante que quand elle est vue par l’évêque adorant une image ‘sainte’ de la mère de Dieu ! Les statuettes lobi que je me suis procurées, très peu chères d’ailleurs parce ce qu’elles n’ont pas la cote des collectionneurs les plus riches, étaient destinées au feu !!! Des villages entiers, convertis à l’islam, en faisaient des autodafés … et les marchands qui passaient par là, bien sûr, en ont fait leur affaire.

Tout, presque tout ce qui se voit dans les musées, provient de pillages. A commencer par celui de nos églises. Je n’explique ni n’excuse rien : je montre la perspective historique et je dis bien comme Malraux (rassurez-vous, j’ai peu d’estime pour ce pseudo-aventurier !) que ces objets vus enfin comme des oeuvres d’art prennent vie aujourd’hui, une vie authentique porteuse de valeur et de révélation, aux yeux de ceux qui savent les voir comme telles. Mais, vous savez, je me tiens assez loin des écrits de ces messieurs de la littérature contemporaine qui ont amassé des fortunes et gagné la renommée en amassant les objets laissés pour compte des civilisations que nous avons détruites – mais pensez un peu aux problèmes redevenus actuels, avec la Chine, l’Egypte, la Grèce même qui réclame avec insistance aux Anglais la restitution des frises du Parthénon !

Merci encore, merci toujours de me faire part avec autant de franchise, de vos sentiments et de vos réactions. C’est ainsi que j’avance, et que je peux aussi me corriger, rectifier mes assertions. Mais vous devez comprendre que j’ai définitivement pris parti dans la querelle immémoriale des images, pris le parti des iconodules contre les iconoclastes. Une icône est une icône : c’est une question de regard, qu’elle soit restée dans son emplacement original ou venue dans un musée. Avant de faire de toute notre vie (quotidienne) une célébration icônique !!! « 

Et finalement cette réponse à ma réponse, qui me comble :

« Votre réponse m’a ramené aussitôt à un autre thème de réflexion, ou de « réflection » comme vous dites si bien, celui de l’image. De tous temps, l’iconoclasme peut être vu comme un aveuglement, une phobie de l’idolâtrie qui est elle-même syndrome d’idolâtrie, privation à caractère totalitaire. Le thème de l’image est relié à l’art, à la vision épiphanique, à l’imagination créatrice, tout cela dans une proximité d’être et de vie bien plus immédiate que ce qui peut s’éprouver en rapport avec de l’information, la « seconde main », et les théories qu’elle entraîne, les raisonnements, etc… éventuellement sur le pillage des cultures.

J’ai imprimé la traduction de l’Evangile de Thomas de Jean-Marie Sevrin que l’on peut trouver sur le site de Nag-Hammadi, qui privilégie « image » à « icône »… j’éprouve une gêne à l’idée d’une possible utilisation du terme dans un contexte objectiviste, ritualiste, je veux dire : confessionnel, ainsi je me sens plus proche de votre gnoséologie. »

 

3 commentaires sur “Une collection d’art ‘lobi’ à Nancy

  1. Les Lobis ont construit le monde qui les a créés … seule la langue reflet de la pensée et immense conservatoire de l’inconscient collectif permet de voyager dans ce monde … mais ce voyage a ses clefs qui permettent de riches découvertes, sans celles-ci, ce voyage ne restera que du tourisme habillé de ses interprétations ethnocentriques habituelles

    Jacques BECUWE

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    1. La dernière proposition de ce bref message correspond exactement à ce que je pense des quelques remarques précédentes, notamment ce rapport au langage qui est un des articles les plus aberrants de la foi moderniste. A chacun ses lunettes de vue.

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  2. Bonjour Nancy moi je suis antiquaire et je m’habite au Burkina Faso à Gaoua pays lobi.j’ai collectionné quelques objets que je prefer vendre.si vous êtes intéressé contactez moi là je vous enverrez les photo.Merci de me répondre.
    Cordialement.

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