À quelle distance de l’Orient ? François Jullien

J’ai cité Olivier Lacombe qui examinait dans sa thèse publiée en 1937 les deux grandes acceptions du monisme védantiste, celle de Shankara et celle de Ramanuja, offrant toutes deux des interprétations tranchées de la même révélation upanishadique. D’un tout autre point de vue, mais toujours d’Orient, je citerai aujourd’hui François Jullien qui nous propose depuis des années des interprétations de la philosophie chinoise en partant des plus neuves inspirations de la philosophie contemporaine. S’agit-il d’un progrès d’élucidation dépassant les travaux signés de Suzuki, Linssen, Godel ou Benoit, qui se sont répandus dans les années 60, 70 ? Et qu’y gagne-t-on de plus qu’à la lecture d’un Bernard Faure ou d’un Patrick Carré aujourd’hui ; quoi de plus qu’aux instructions raffinées d’un Chögyam Trungpa ? Je laisserai chacun libre d’appréciation puisqu’il s’agit ici de philosophie de vie comment nous allons voir. Son livre publié cette année : De l’Être au Vivre : Lexique euro-chinois de la pensée (NRF Gallimard 2015) traite du thème de l’être qui caractérise l’ontologie occidentale et de celui du vivre qui, dans une tout autre dimension, domine la pensée et l’éthique chinoises. Il examine des concepts qui, par paires, viennent s’opposer et s’éclairer mutuellement, promettant à la fin de l’enquête de possibles ouvertures, celle d’un nouvel horizon philosophique qui permette de surmonter des contradictions de la pensée au vivre – c’est la conclusion du livre : « N’oublie pas de vivre… » recommandait le vieux Goethe, et nous en sommes bien d’accord : à quoi nous servirait une philosophie qui n’aboutirait pas à un art de vivre échappant aux vieilles rengaines des recommandations éthiques – et celle d’une neuve définition du sujet qui n’abroge ni la vérité d’Occident ni celle d’Orient, en les dépassant toutes deux ! Je ne citerai que quelques uns de ces concepts, les plus utiles à la compréhension de cette gnoséologie incontestablement originale, et les conclusions qui se veulent introduction à la vie courageuse d’un homme en quête de vérité ; et pas seulement, de réalisation !

Les ontologies, chacun le sait, ont toutes été critiquées par le passé et jusqu’à aujourd’hui par les philosophies de la valeur ou de l’existence. Ce fut radical au milieu du siècle passé : en France, cela s’appelait l’existentialisme, inspiré d’ailleurs de la phénoménologie allemande qui recommandait un retour au sujet (1). Sans oublier la philosophie analytique, ni les thèses surprenantes de Michel Meyer en critique de l’ontologie… C’était aussi sans compter avec les philosophies extrême-orientales qui se sont orientées très tôt en direction de sagesses de l’agir et de leurs implication au quotidien de la vie, sans négliger non plus de façonner un discours adapté à telle orientation. En Chine, ce fut le Taoisme et le Confucianisme, qu’on examine souvent chez nous comme des naturalismes semblables aux nôtres (le Stoïcisme par exemple…) ; au Japon, ce fut le Zen en particulier, un bouddhisme hérité du Ch’an chinois. Des comparaisons ont été faites avec l’Occident, allant parfois jusqu’à la constitution d’un discours philosophique qui porte ouvertement l’influence de telle ou telle pensée étrangère et lointaine. Aujourd’hui c’est à François Jullien qu’on doit les plus vigoureux efforts pour comparer Chine et Occident. Comparaison qui donne à ‘réfléchir’, et recherche de cet ‘écart’, selon un mot qui commande bien des analyses de l’auteur, qui met en ‘tension’ la pensée des uns et des autres, capable de ‘reconfigurer’ tout le ‘champ du pensable’ à partir de concepts originairement étrangers. Plusieurs livres très instructifs ont déjà été écrits pour tracer ces perspectives inédites et j’ai moi-même examiné la comparaison faite sur le plan esthétique, particulièrement en ce qui concerne le concept du ‘beau’ (2). On la retrouve ici, en début d’ouvrage, dans la question abordée du ‘paysage’. L’auteur part d’une critique radicale de Descartes qui aurait installé le sujet moderne sur le ‘roc’ de l’initiale philosophique occidentale et contribué à faire du paysage ‘une partie du pays’, comme cet ‘objet’ définitivement ‘jeté’ devant lui. C’est un livre où Descartes sans cesse est nommé comme repoussoir : ce que je me permettrai de contester au moins en partie. Admettons cependant : la pensée chinoise, au contraire, préfère associer des concepts de réalités apparemment opposées mais qui vont toujours ensemble : ‘montagne(s)-eau(x)’ ; ‘vent-lumière’, qui désignent une ‘situation’ – concept examiné au premier chapitre – « réseau d’implications illimitées au sein duquel chacun originairement se saisit, dont la configuration se dessine par mises en tension diverses et dont ce n’est pas par abstraction qu’on s’affranchit; » (p. 22) L’auteur revient même à plusieurs reprises sur la question du paysage, notamment dans un chapitre opposant l’entre à l’au-delà. « Un paysage n’est pas dans tel ou tel élément, comme tel se présentant à la vue, nous dit le peintre chinois, mais ‘entre’ : en quoi il échappe au monopole de la vue, serait-elle d’un panorama, et se promeut-il en lieu où vivre. Le propre du paysage, autrement dit, est qu’il ouvre de l’entre parmi des éléments qui ne sont plus seulement composants, mais devenus corrélants – selon cette logique de la corrélation qu’a tant développée la pensée chinoise pensant par appariement : il y a ‘paysage’, et non seulement ‘pays’ se découpant topologiquement, quand de l’inter-action s’y produit mettant en tension des facteurs qui, par les jeux divers de leur polarité, deviennent vecteurs d’intensité. » (p. 190) C’est à chaque page que l’on trouve tel aperçu révélateur de la ‘pensée’ chinoise, tant et si bien résumée à chaque étape qu’elle se retrouve tout entière à chaque fois en pleine cohérence avec elle-même et, bien entendu, en contradiction flagrante avec la ‘pensée’ occidentale et ses repères estimés les plus fermes. Pensée dynamique du ‘mouvement’, de l’instabilité, de l’énergie, où il convient de ‘jouer’ plutôt que ‘lutter’, sans soumission à la définition d’autorité logique mais toujours en adaptation la plus souple possible avec les ‘flux’ de la vie. Ne semble-t-il pas que ce soit la philosophie même, ou du moins l’éthique, voire l’esthétique, qui animent ce blog ?

L’enchaînement des concepts examinés dans ce livre semble obéir lui-même à cette logique chinoise capable de mesurer des distances qui rassemblent plutôt qu’elles ne dispersent, qui réunit de secrètes parentés cosmiques plutôt qu’elle ne statue sur la définition d’identités. « Dès lors que la situation se révèle non pas seulement un cadre, voire un contexte, mais activement un potentiel, se reconfigure du même coup le rapport de celle-ci vis-à-vis d’un ‘sujet’ (qui) ne sera plus celui qui dresse un plan en fonction de ses objectifs et le projette sur la situation, en faisant appel à son entendement pour concevoir ce devoir être ; puis à sa volonté pour faire entrer celui-ci dans les faits (…) mais celui qui sait discerner, à la fois détecter et dégager, à même la situation dans laquelle il se trouve engagé, et non pas telle qu’il la reconfigurerait dans son esprit, les facteurs favorables, facteurs ‘porteurs’ comme on dit, suivant lesquels il pourra gagner continûment en propension (…) Ce qui signifie que l’efficacité ne vient plus strictement de moi, sujet d’initiative (…) mais qu’elle procède à même la situation… » (p. 23) On dirait aujourd’hui ‘mobilité’ mais l’auteur y voit une dimension supérieure : « Ce qui me frappe, dès qu’on entre dans la pensée chinoise, est de constater que ce que j’entends ici par disponibilité (…) est en amont de toutes les vertus du Sage. Mais principe non-principe… Est sage qui sait accéder à la disponibilité – cela suffit. Car la ‘sagesse’ est sans contenu qui l’oriente et la prédispose ; ou bien elle n’en a d’autre que de se rendre disponible à l’occurrence, se renouvelant inépuisablement, du moment.  (p. 32) Survient une autre surprenante ‘comparaison’ : « La difficulté européenne à penser la disponibilité ne se comprend qu’en regard de la notion de liberté qui a prévalu (…) La liberté revendique une effraction par rapport à la situation dans laquelle le moi se trouve impliqué et c’est cette émancipation qui promeut précisément celui-ci en ‘Sujet’. (…) La liberté promeut cet idéal par rupture – non par ouverture – avec l’ordre du monde. (…) Le contraire de la liberté est la servitude, comme chacun le sait, mais son contradictoire serait la disponibilité dépliant un rapport harmonieux, non d’émancipation, mais d’intégration avec l’ordre des choses. » (p. 36) La dimension ‘métaphysique’ occidentale, réputée trop figée, est ainsi effacée et c’est une autre éthique qui se fait jour : « S’il n’est pas, dans la pensée chinoise, de réponse globale, métaphysique ou religieuse, à la contradiction du moi et du monde, celle dont a émergé, en Europe, la vocation du moi-sujet, la seule position qui reste pour le moi en butte à l’opposition du monde sera de ‘tenir bon’ (…) La ténacité (paraîtra) la vertu première parce qu’elle répond à l’attention chinoise à ce qui est en cours et continuité, la ‘voie’ tao. Elle sera à mettre ainsi en opposition avec la volonté relevant de l’action, marquée par début et fin… Ténacité (du point de vue même de la personne) répond à la logique durative de la fiabilité (entre les personnes) ; de même qu’elle fait paraître, dans sa dimension d’effort et d’investissement, ce que la disponibilité, dans sa capacité d’épouser la cohérence interne au renouvellement des choses et des situations, impliquait d’abord de progrès intérieur, avant qu’elle puisse basculer en aisance et spontanéité. » (p. 59) Sur un plan épistémologique surgit également de nouvelles dispositions d’esprit : « La pensée du biais ne serait-elle pas celle qui débloquerait cette contradiction ( de la souveraineté de la méthode ou du pur empirisme) et nous ouvrirait une marge de manœuvre dans l’entre-deux ? (…) Ressource, face à ce qui résiste dans l’instant à la méthode, que d’y découvrir un ‘biais’ ? (…) Biais s’opposerait carrément à méthode et ferait paraître une ressource opposée. Face à la méthode dotée d’on ne sait quel prestige par la science et la philosophie, il faudrait apprendre à penser ce biais modeste, abandonné d’habitude, négligemment, à l’artisanat : relevant, non plus du savoir, mais du savoir-faire, y compris pour la pensée, donc condamné au tacite, à l’implicite. » (p. 79) Relation organique, naturelle : « … Biais renvoyant à disponibilité… la démarche n’est plus projective mais processuelle… « On se doute, à ce que j’ai déjà avancé de la pensée chinoise, que celle-ci est une pensée de la cohérence plutôt que du sens : scrutant à quoi tient la con-sistance des choses, plutôt que de s’enquérir de leur essence et définition. (…) Le sillon du sens, s’enfonçant sans fin, ou devenant sa propre fin, porte à développer la question d’un étonné ‘Pourquoi ?’ (…) Reposant sur une logique discriminante et discursive, la perspective en bascule sur le disert et le dramatique : un Sens plus caché est à révéler ou bien le monde est absurde. (Par contre) le sillon ou filon de la cohérence, donne à scruter le comment de l’avènement des choses, mais sans qu’on ait à le borner au seul domaine de la science, un tel ‘comment’ de la relation opérante éteignant l’insondable (insatiable) question de la fin comme de l’origine, au lieu de songer à la résoudre. (…) Il ne porte pas à l’émergence et promotion d’un Sujet faisant effraction, par son autonomie, dans la texture d’un enchaînement infini, mais sa logique ‘compréhensive’ est d’intégration au sein du grand procès qui fait monde, qu’il y a ‘monde’. » (p. 104) Art et religion en Chine auront des destinées différentes : jamais de réalisme recherché comme tel ; jamais non plus de mythe explicatif puisque la réalité est imprévue et sans traits catégoriquement affirmés ni dessinés. Ainsi sur le plan de l’action : « Quand saurons-nous donc faire de la ‘transformation silencieuse’ un concept stratégique éclairant la ‘maturation’ et son pouvoir de cheminer ? Car notre conception de l’efficacité est liée, en Europe, par la mise en valeur de l’acte, à l’événementiel et, par suite, au spectaculaire et à l’héroïque… Aussi ne savons-nous guère compter sur ces transformations entamées à couvert, qui font leur chemin en silence et donnent ensuite à récolter : qui, discrètement engagées, ont prise sur le cours des choses parce qu’elles se laissent porter par lui, absorbées qu’elles sont par la situation… Il faudra apprendre à donner un statut à cet évasif car c’est lui qui, le plus radicalement, nous fait sortir de la pensée de l’Être et de ce dont elle relève en premier : la volonté de marquer sa place à chaque ‘chose ‘ et d’assigner‘. » (p. 143)

« Substituer le concept de ressource à celui de vérité n’est donc pas pas pour autant renoncer à celui-ci, mais le tenir précisément – lui aussi – pour une ressource, et des plus singulières, des plus fécondes, celle qui a fait prospérer la philosophie.  » (p. 224) Un nouveau regard porté sur l’antagonisme des philosophies de Platon et Aristote devient très instructif dans cette perspective. « D’une part, l’enjeu de vérité reste pertinent et la critique qu’une philosophie fait de l’autre est à suivre de près, dans son cheminement innovant, et ne perd rien de son aiguisement (en même temps qu’on sait bien que chaque philosophe qui vient après ne comprend jamais tout à fait – aveuglement nécessaire pour devenir lui-même philosophe en s’écartant – le philosophe précédent). » On ne l’avait jamais dit ! Il s’ensuit alors, plus généreusement : « Traiter des possibles de la pensée, entre les diverses cultures, produira ainsi un déblocage idéologique, celui-là même que réclame le ‘dialogue’ à venir… » (p. 225) A condition d’avoir nettement rompu avec les fallacieuses exigences intellectuelles du dualisme, ou même de son contraire tout aussi dogmatique : « Ressource est donc un concept de désexclusion, le plus approprié peut-être pour sortir des oppositions de l’ontologie sans en perdre le bénéfice. Le propre de la ressource est qu’elle dissout les dualismes tout en s’instruisant des conflits qu’ils ont dressés – de même qu’elle intègre la question de la vérité, mais sans plus l’ériger contre le vivre. » (p. 236) C’est ainsi que se trouve progressivement interrogée, à nouveaux frais, la question du sujet, à partir d’une redéfinition du problème de la vérité. En Occident : « C’est de tout ce tissu situationnel que s’isole le principe ou ‘guide intérieur’ retiré tout entier en lui-même… Le situationnel est ce dont je me retranche systématiquement pour découvrir en moi mon initiative, affermir et affirmer, dans quelque situation que ce soit, ce qui s’y révèle mon autonomie…  » (p. 246) François Jullien s’applique en quelques pages très convaincantes à revenir sur l’émergence du sujet en philosophie chrétienne, chez Augustin en particulier, par contraste avec l’Autre absolu de Dieu, et comment celui-ci a pu influencer le ‘moderne’ Descartes – thèse de Gilson, maintes fois reprise, et toujours passionnante. À moins que la syntaxe ne commande, pour sa part du moins : « Or la langue-pensée chinoise ne fournit aucune histoire similaire de l’avènement du sujet. Et ce, d’abord, du fait de l’indigence, ou non-développement, de son système pronominal : non seulement, comme elle ne conjugue pas, le sujet du verbe peut y rester implicite (comme, pour les langues européennes, dans le cas de l’infinitif), mais aussi l’indication d’un soi reste élémentaire, puisque ne se déclinant pas nécessairement selon les personnes… » (p. 248) Avec pour conséquence :  » De là que l’aspiration éthique ne soit pas l’autonomie, l’être (à) soi-même sa (propre) loi, comme chez les stoïciens ; qu’elle ne soit pas la Liberté conçue, dans la pensée classique de l’Europe, comme la propriété première d’un sujet, mais ce qui en est l’inverse, non pas le contraire à proprement parler, mais le contradictoire, que dit la disponibilité. Le propre de la liberté est de transcender la situation, toute situation, alors que la disponibilité est l’ouverture à la situation… » (p. 249) Définir donc un sujet qui ne soit plus de séparation, de rupture tranchée, à caractère ontologique : « La promotion du sujet répond à une autre exigence et est à repenser à part, voire dans une certaine rupture avec son élaboration passée… D’avoir confronté si continûment le ‘sujet’ à la ‘situation’ – ou le ‘je’ à son implication dans le monde – fait paraître que sa légitimation est d’un autre ordre : de celui d’une ex-istence qui s’y découvre, justement par sa capacité à s’en extraire, et qui dans cette force d’affrontement trouve à s’énoncer. (…) Le sujet est ainsi ce qui, tout en ne s’autorisant d’aucun ailleurs, n’appartient pas complètement au monde : qui fait trou dans ce jeu de dispositions et de configurations qui fait monde. (…) Le sujet ouvre la seule transcendance légitime, parce qu’elle est seule effective, parce qu’elle est seule active, dans l’ici et le maintenant. Car qu’un sujet dise « je » ouvre d’emblée une faille (creuse un écart) dans tout le jeu illimité du monde… Chaque fois que se redit un ‘je’ dans le monde… une initiative se prend, une nouvelle perspective se dégage, un nouveau cheminement se fraie dans l’exister… » (p. 266) Contre la séparation-rupture, une philosophie de l’écart… « La fécondité que découvre l’écart, de fait, est double. D’abord que les versants de l’écart demeurent tournés l’un vers l’autre… travaillent entre eux… Autrement dit, si l’écart travaille, c’est que dans cette distance qu’il fait apparaître… l’écart ouvre de l’entre mettant en tension ce qu’il a séparé. » (p. 275) Écart ou différence, cela peut bien se discuter : si par exemple, ‘di-férent’,  compris étymologiquement, signifiait plutôt éloignement du même au même comme je l’ai souvent prétendu, et écart, mise en situation de rupture ? Dans ce cas la fécondité de l’hypothèse serait à retrouver dans une nouvelle définition de l’identité… « Défendre des fécondités culturelles, non des identités » (…) Précisément, l’écart permet-il de cerner l’identité, et celle-ci ne s’offre-t-elle pas au prix d’un autre discernement qu’on peut qualifier aujourd’hui de ‘phénoménologique’ ? J’y viens.

Les paris d’une véritable philosophie comparative pourraient nous entraîner plus loin. Nous pouvons aujourd’hui, nous en avons tous les moyens, embrasser toute l’Histoire, et toute l’histoire de la pensée : trouver d’autres ‘contradictoires’ ou d’autres complémentarités, tracer le ‘sillon’ d’une vérité réellement inédite. La conclusion de l’auteur est pourtant la bonne, la plus prometteuse : « Il ne s’agit pas de renoncer à une pensée pour l’autre, ou de ranger une pensée sous l’autre, et pas plus l’européenne sous la chinoise, par renversement de l’aliénation passée, c’est-à-dire de se convertir à l’un ou l’autre côté – mais d’envisager ces pensées dans leurs ressources respectives… » (p. 312) J’aimerais pour ma part et à mon tour apporter quelques autres éclairages. Rappeler d’abord ce que nous apprend l’Histoire : que toutes les civilisations du passé ont failli et qu’il y a aujourd’hui, d’un côté, une surévaluation exagérée des leçons à prendre de l’Orient et un dénigrement systématique des valeurs d’Occident qui a pris un cours manifestement névrotique : catastrophisme et ‘déclinisme’. Il y a d’autres ferments dans la pensée occidentale et, particulièrement ici, une autre interprétation possible du cartésianisme principalement cité comme la source occidentale du matérialisme athée qui nous accable aujourd’hui. Il y a aussi une autre interprétation du Christianisme, mais comme c’est une tout autre interprétation que celles de Paul ou Augustin, peut-on parler encore de Christianisme ? Cela change notoirement les perspectives. Après les courants personnalistes ignorés dans ce livre, il y a eu la phénoménologie henryenne qui s’appuie sur une interprétation bien différente de Descartes, ce qui a fait l’objet de nombreuses communications dans ce blog. Le cogito cartésien, pour Michel Henry, est référence à l’ antécédence toute pure de ce qui s’offre en apparaître sans se laisser définir ou délimiter par lui : la dimension d’un absolu. Il écrit : « Toutes ces définitions thématisent l’immédiation, à savoir l’originel s’apparaître à soi de l’apparaître tel que, excluant de soi la médiation de l’ek-stasis, il consiste dans le sentir primitif de la pensée en tant que le sentir soi-même en lequel elle s’éprouve elle-même telle qu’elle est. » (3) Il en découle, je l’ai bien assez signalé aussi après Michel Henry, une tout autre vision de soi-même et du monde, qui n’est pas celle de la science physico-mathématique d’inspiration galiléenne ; de même une conception de l’art, c’est capital, qui contredit la mesure comme la représentation physicaliste. Nous sommes tout près des conceptions chinoises mais François Jullien l’ignore ou préfère s’abstenir au bord de ce chemin-là d’interprétation. Il en va de même du Christianisme : il en est bien une conception d’inspiration biblique qui estime le monde soumis à la domination de l’homme et à son exploitation – comme d’ailleurs Descartes croyant trouver les moyens « de nous rendre maîtres et possesseurs de la nature » – et une autre, organiciste à la chinoise, qui ne trace aucune différence comme une frontière infranchissable, aucun concept comme un bloc infissurable. Ce sont ces logia 22 et 83 que j’ai si souvent cités : une tout autre perspective vraiment. Ce sont ces découvertes-là qui pourraient être garantes, à mes yeux, d’une réinvention féconde de la philosophie, d’une aperception authentiquement spirituelle de ‘ce qui est’. Michel Henry s’est limité à Jean, croyant y trouver l’inspiration d’un christianisme tout proche de sa ‘phénoménologie’. Je vois par contre dans l’Apocryphe de Thomas une ‘identité’ qui est celle de l’Esprit déclinée au ‘jeu’ de la vie dont je serais témoin et acteur, responsable même, aux conditions d’une épreuve toujours compromise entre perte et réalisation. Je crois qu’il fallait le dire ici en conclusion, et l’horizon ouvert est vraiment immense.

(1) Je pense à Manfred Franck dont les travaux ne sont toujours pas traduits en France, et qui reste presque totalement inconnu dans ce pays.

(2) Cfr mes articles des 16 et 19 avril 2010 : « Cette étrange idée du beau »… 1 et 2

(3) Michel Henry : De la subjectivité, tome II de la Phénoménologie de la vie ; PUF 2011, page 63. L’aura-t-on compris ? La question du ‘sujet’ est LA question, et diamètralement peut-être aussi celle du ‘phénomène’ (comme la relation de l’image et de la lumière en gnose), question sur laquelle je reviens prochainement avec les derniers livres de Marc Richir.

Un commentaire sur “À quelle distance de l’Orient ? François Jullien

  1. D’article en article, sur ce blog, se dessine un liseré d’une précision de plus en plus brillante, cette fois teinté de la pensée chinoise, souverainement adaptée à l’énigme du vivre.
    Le Ch’an, il me semble, n’a pas de peine à admettre la notion d’un Esprit pur qui nous pense. Ce peut-être ce « connaisseur qui nous fait réaliser la vérité par nous-même » (Houeï-neng). Connaisseur qui nous prêterait l’intelligence du « biais »: tenir compte de l’alentour, retourner sur le dos l’événement à vivre que l’on vient de palper sur le ventre, regarder son côté pile, son côté face, l’élasticité des données, les articulations possibles. Selon chaque lieu, à chaque mouvement, l’action convenable. Une trouvaille en flash projetée sur la constance d’apparition de l’immédiat. Enfin, sans être autochtone, élevé dans la conque d’une autre civilisation, c’est ainsi qu’on peut l’imaginer…

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