Dedans comme Dehors – extraits – Kant, ce héros…

Il ne serait pas faux de dire que toute la philosophie contemporaine, et déjà bien avant elle, se constitue en commentaire critique, positif ou négatif, des thèses kantiennes. Dans mon livre récemment publié, j’aborde cette question sous l’angle d’une problématique récemment définie : celle du ‘corrélationisme’, position attaquée de façon virulente par les ‘nouveaux réalistes’, défendue dernièrement par Michel Bitbol et Florian Forestier que je cite longuement. Mais voici une mise au point toute simple du problème qu’on peut lire page 15 du livre d’Alexander Schnell qui s’est engagé dans un questionnement de fond : Le clignotement de l’être, (Hermann 2021) J’y reviendrai aussi : (il s’agit) d’un débat contemporain autant philosophique (notamment grâce au ‘nouveau réalisme’) qu’anthropologique (à propos du statut du ‘relationnisme). Ce débat, crucial pour toute la pensée moderne et contemporaine post-kantienne, part de la notion de relation et s’interroge sur le bien-fondé de l’idée que les choses du monde ne seraient pas accessibles en soi mais mettraient en jeu la relation entre une ‘subjectivité’ (sujet conscientiel, pensant, parlant, avec son horizon socio-culturel, etc.) et ses ‘objets’ respectifs. La question se pose, en particulier, de savoir si cette perspective conduit ou non à l’impasse d’un ‘subjectivisme’, voire à ses conséquences radicales – au relativisme, au solipsisme ou au fictionalisme. Ce sont toutes les questions que j’ai abordées moi-même, parcourant tout à la fois des analyses contemporaines et des points de vue traditionnels qui ne sont pas toujours systématiquement ignorés des auteurs actuels ! Voici donc ma mise au point :

« Chez Kant (1724-1804), la première ambition annoncée par le mot ‘critique’, qui se retrouve dans le titre des trois œuvres capitales de Kant, est celle de décider du sort de la métaphysique, de s’assurer qu’elle est possible et d’en faire une science. Ce nom de métaphysique formulait une prétention à acquérir la connaissance d’objets qui se situent au-delà de la nature, dont l’expérience sensible permet à la physique de faire la science : Dieu, l’âme immortelle de l’homme, la liberté. C’est un fait cependant que, loin de progresser de ce pas assuré qu’on a vu prendre aux autres sciences, la métaphysique n’a cessé au contraire d’offrir le spectacle humiliant pour la raison humaine d’un perpétuel champ de bataille où les philosophes s’affrontent depuis des siècles en des combats sans issue. Qu’elle en soit définitivement incapable pourrait nous faire perdre toute confiance en elle et engendrerait le scepticisme. Le succès qu’elle connaît ailleurs et qu’attestent les progrès incessants des mathématiques et de la physique conduit plutôt à soupçonner que sa singulière destinée en métaphysique, où elle ne peut pas plus esquiver les questions que leur donner une réponse, provient d’un malentendu, d’une méprise que l’on doit pouvoir dissiper : il y a une énigme à déchiffrer et sans doute une nouvelle route à trouver. Si l’on parvient à savoir comment les mathématiques et la physique ont acquis le statut de sciences et ce qui les caractérise comme telles, on disposera du même coup d’un critère permettant de décider de l’aptitude de la métaphysique à y parvenir et de trouver la voie qu’elle devra suivre à cette fin. C’est ainsi que la synthèse a priori paraîtra à Kant le problème général de la raison : que, sans recourir à l’expérience, un jugement attribue un prédicat à un concept où il le découvre implicite, ou qu’à l’inverse il trouve dans les données de l’expérience de quoi l’enrichir. Les logiciens ont laissé échapper l’originalité de l’espèce des jugements qui constituent la science et lui permettent de progresser sans cesse, originalité qui réside dans l’alliance de leur caractère a priori et de leur caractère synthétique. Elle impose cependant, dès qu’elle est reconnue, une difficile recherche : puisque ce n’est pas sur l’expérience, sur quoi de tels jugements peuvent-ils prendre appui pour sortir du concept, le dépasser et l’accroître, comme c’est le cas aussi bien dans la partie pure de la physique (la mécanique rationnelle) que dans celle des mathématiques ? Comment peut-on se représenter des objets lors même que les choses ne sont pas données et présentes ? Comment la raison peut-elle connaître a priori ? Comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ? Tel est, dans toute sa généralité, le problème de la raison pure. La première des trois Critiques est consacrée à sa solution. La critique est d’abord cette science nouvelle des conditions qui permettent à la raison de constituer la science et du coup lui permettront aussi de constituer la métaphysique. Ce caractère préliminaire lui assigne une place bien à part : elle n’a pas un domaine d’objets propres dont elle accroîtrait nos connaissances comme le font les autres sciences ; elle est la connaissance que la raison prend d’elle-même. Le nom de critique vise à désigner cette entreprise qui se propose non pas l’extension des connaissances rationnelles mais leur justification, selon un jugement qui décide de leurs conditions de validité. Elle propose ainsi l’idée d’une philosophie nouvelle qui peut reprendre le qualificatif de transcendantal que la scolastique appliquait à tout ce que l’on peut attribuer à un objet quelconque, indépendamment de toute détermination particulière (ainsi : l’être, l’unité, etc.), pour souligner qu’elle n’entend pas être une connaissance d’objets mais seulement de leurs concepts dans la mesure où cela est possible a priori, bref la science de l’usage légitime des éléments a priori de la connaissance.

Par son caractère à la fois scientifique et normatif, la critique se présente également comme une Logique, qualifiée de transcendantale pour annoncer que, loin de s’attacher à la seule forme de la pensée vidée de tout contenu pour en étudier les opérations et les règles comme le faisait la logique générale, son propos est de découvrir les principes a priori qui fondent l’objectivité de la connaissance. Toute l’originalité de la solution qu’elle propose au problème général de la raison pure : comment les jugements synthétiques a priori de la science sont-ils possibles ? tient en une équation fondamentale : les conditions qui rendent l’expérience possible sont en même temps celles qui rendent possibles les objets de l’expérience. C’est dire que pour fonder la vérité, pour expliquer la possibilité d’une adéquation de la pensée aux choses, il n’est plus nécessaire de postuler leur parenté comme l’avait fait la philosophie ancienne, ni de recourir à Dieu pour préétablir leur harmonie comme le faisait jusqu’alors la philosophie moderne (Descartes, Malebranche, Leibniz). La raison se révélant puissance législatrice, c’est en termes de soumission à une normativité qu’il convient de concevoir la connaissance : soumission de l’apparition des choses aux conditions formelles d’une réceptivité sensible qui les rend possibles au titre de phénomènes ; soumission de ces phénomènes aux règles que l’entendement leur impose. Ces lois n’existant pas plus dans les phénomènes que ces phénomènes n’existent en soi, ils sont tous deux identiquement soumis, comme à un principe suprême à un acte de spontanéité intellectuelle désignée comme aperception pure ou originaire parce qu’elle est cette conscience de soi qui produit la représentation ‘Je pense’, une et identique en toute conscience possible, et qui doit pouvoir accompagner toutes les autres. Une théorie de la sensibilité, ou ‘esthétique transcendantale’, va donc en exposer les formes, l’espace et le temps, qui rendent possible la représentation des choses non comme elles sont en elles-mêmes, mais comme phénomènes. Les choses telles qu’elles sont en soi ne sauraient, comme telles, être pour nous, et si nous devons bien les penser comme fondement des représentations que nous en avons, ce sont uniquement ces dernières que nous pouvons déterminer comme objet de notre connaissance. Ces formes de la sensibilité sont des intuitions pures puisqu’elles sont les conditions a priori de possibilité de nos intuitions empiriques, c’est-à-dire de nos sensations. Il ne faudra donc désormais plus voir dans l’espace et le temps ni des propriétés des choses dont nous n’aurions qu’une perception encore obscure et que la connaissance, conçue comme analyse, parviendrait à élucider, ni des concepts que nous aurions formés par abstraction. C’est la subjectivité et l’idéalité de ces formes de la sensibilité qui en garantit la réalité objective.

Une ‘analytique transcendantale’ décompose alors ce pouvoir de concevoir et de juger qu’est l’entendement, la fonction de la spontanéité intellectuelle étant de procurer identiquement l’unité à l’acte de composer le divers représenté dans l’intuition et à la synthèse des représentations qu’opère le jugement. Cette analytique peut se présenter comme logique de la vérité puisqu’elle expose les conditions a priori qui rendent possible l’objectivité de la connaissance : d’une part, autant de purs concepts, d’objets en général qu’il y a de formes possibles du jugement, ces catégories étant les fonctions qui permettent de penser ce qui est donné dans l’intuition ; d’autre part, des principes qui sont les règles de l’usage objectif de ces catégories, c’est-à-dire les règles de la subsomption des intuitions sous ces concepts. La prétention des catégories à être des concepts a priori et à présenter une validité objective, nécessaire et universelle, autrement dit à être formées de façon originaire par l’entendement, sans recours à l’expérience qu’ils ont précisément pour fonction de rendre possible comme connaissance, exige qu’on les soumette à une déduction, c’est-à-dire qu’on démontre leur droit en expliquant dans quelles conditions ils peuvent se rapporter à des objets. Cette déduction transcendantale ouvre alors la voie à une doctrine du pouvoir de juger exercé par l’entendement, énonçant les règles qu’il est tenu de suivre dans l’usage de ses concepts : pour que nous puissions avoir une expérience, c’est-à-dire une connaissance empirique des objets, il faut d’abord que nos intuitions soient des grandeurs extensives, puisque pour percevoir un objet comme phénomène il faut que nous pensions l’unité de la composition du divers homogène dans le concept d’une grandeur où la représentation des parties rend possible celle du tout, et c’est là un principe d’une grande portée puisqu’il fonde l’application de la mathématique à l’expérience. Il faut également que le réel qui correspond à la sensation dans l’objet ait une grandeur intensive, c’est-à-dire un degré ; il faut en troisième lieu que nous nous représentions une liaison nécessaire entre nos perceptions : permanence de la substance en quantité invariable dans le changement des phénomènes, succession selon la loi de causalité qui régit tous les changements, simultanéité des substances selon la loi d’action réciproque ; il faut enfin que nous représentions les choses comme possibles, réelles ou nécessaires.

Ainsi les principes qui rendent l’expérience possible ne sont autres que les lois universelles de la nature : loin que l’entendement les puise dans la nature, il les lui prescrit et c’est pourquoi on peut les connaître a priori. Le seul usage légitime des principes de l’entendement dans la connaissance est celui qui s’exerce dans les limites d’une expérience possible dont l’entendement anticipe la forme, et, comme ce qui n’est pas phénomène ne peut pas être objet de l’expérience, la connaissance ne saurait transgresser les limites de la sensibilité à l’intérieur desquelles les objets sont donnés. L’entendement ne peut jamais expliquer un conditionné que par des conditions qui sont à leur tour conditionnées ; mais la raison pense l’inconditionné et la synthèse totale des conditions au moyen de concepts qui lui sont propres : les idées, qui posent leurs objets au-delà de l’expérience en de purs êtres de pensée, ou noumènes. Tout comme les catégories étaient les formes logiques du jugement de l’entendement mises en rapport avec l’existence objective, les idées sont les formes logiques du raisonnement de la raison mises en rapport avec l’existence absolue.

C’est seulement au prix de paralogismes, en l’espèce, au prix de syllogismes, qui changent subrepticement le sens du sujet dans les prémisses et se disqualifient ainsi par l’introduction abusive d’un quatrième terme, qu’une psychologie rationnelle s’est flattée de pouvoir connaître l’âme dans sa substantialité, sa simplicité, sa personnalité, et comme seule réalité indubitable. Or en s’engageant dans cette entreprise la raison devient vite la proie d’antinomies ; l’exercice de son pouvoir législateur s’empêche lui-même et elle devient le siège d’un conflit intérieur, puisqu’elle met au service de thèses et d’antithèses des raisonnements dont la forme logique est également irréprochable. La théologie rationnelle ne peut avancer que des preuves non concluantes de l’existence de Dieu : l’argument ontologique, qui se retrouve caché au fond de toutes ces preuves, s’égare en faisant de l’existence un simple prédicat qu’il croit pouvoir tirer du sujet posé par la seule pensée, car ce qui caractérise l’existence c’est précisément qu’elle ne peut être que la position d’une chose hors de la pensée et par conséquent hors de prise de toute démonstration logique.

La preuve étant ainsi faite que tous les raisonnements qui prétendaient nous conduire au-delà du domaine de l’expérience possible sont illusoires et relèvent d’un emploi abusif des concepts de la raison, il reste alors à découvrir la véritable destination et le légitime usage des idées. Leur valeur est régulatrice et heuristique, et l’entendement doit y trouver une incitation à rapporter les connaissances à autant de principes d’unité systématique. Mais c’est une signification beaucoup plus profonde encore que la critique découvre à la méprise que commettait la métaphysique en cherchant à donner satisfaction aux exigences rationnelles par la constitution d’une connaissance théorique de type spéculatif, c’est-à-dire dont les objets ne peuvent être donnés dans aucune expérience et qui ne permet de déduire aucune règle d’action : celle d’un malentendu de la raison sur la véritable destination qui lui est propre. Elle méconnaissait son intérêt le plus élevé, qui n’est pas la connaissance, mais l’action. Son besoin spéculatif la conduisait à en faire d’invérifiables hypothèses ; sa tâche pratique en fera des postulats, c’est-à-dire des hypothèses qui tirent leur valeur de vérité de ce qu’elles ne sont pas seulement permises mais nécessaires, la nécessité de les admettre étant fondée sur l’obligation propre à l’action morale. » (pp 65 à 71)

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